Un jour, Julien dépose son père de 78 ans, atteint d’un syndrome parkinsonien, dans une maison de retraite. Tout est propre, clair, moderne. « Tu verras, papa, ici tu vas péter le feu… », lui glisse-t-il en le quittant, confiant. La chambre meublée mesure 19 m2, pas de quoi apporter toutes ses affaires, même pas son propre fauteuil, trop grand. Coût de l’hébergement ? 3 000 € par mois. Si Julien a choisi un Ehpad privé, c’est à cause des délais d’attente trop longs dans le public. Ainsi commence l’enquête de deux lanceurs d’alerte, Roger Lenglet et Jean-Luc Touly. Un plaidoyer sans concession contre la rentabilisation à outrance de la fin de vie. « Là où une infirmière est présente 24 heures sur 24, la probabilité de décéder est plus faible. C’est un secret de Polichinelle. Alors pourquoi le législateur ne l’impose-t-il pas comme une obligation ? », interrogent les auteurs. Et d’aligner les constats : selon la Dress (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), dans les structures privées à but lucratif, il manque en moyenne 8 à 20 salariés pour 100 résidents. La multiplication des emplois précaires et non qualifiés est aussi la norme. S’il faut compter en moyenne 1 000 € de moins dans un Ehpad public ou privé à but non lucratif, la frontière avec le secteur commercial devient de plus en plus floue en raison de nombreux partenariats public-privé. Le groupe de mutuelles Malakoff Humanis, par exemple, est actionnaire du groupe Korian, propriétaire d’environ 300 établissements. « Les ARS [agences régionales de santé], ces instances de contrôle, doivent surveiller des établissements qui ne laissent plus distinguer facilement l’intérêt général des intérêts privés », pointent les auteurs. Et les investisseurs ont de quoi avoir la tête qui tourne : avec 2,2 millions de personnes de plus de 85 ans, le marché de la dépendance explose. Le père de Julien, lui, est mort le 14 avril, en plein confinement, du coronavirus. Il avait appelé son fils à plusieurs reprises pour lui dire qu’il avait de la fièvre et du mal à respirer. Il n’a pas été hospitalisé, faute de place. Une histoire parmi tant d’autres.
« Les requins de la vie » – Roger Lenglet et Jean-Luc Touly – Ed. Michel Lafon, 18 €.