Travailler dans le contexte inédit de la pandémie tout en continuant à prendre du recul sur le travail relevait de la gageure. Au cours de ces derniers mois, certains travailleurs sociaux ont réussi à tenir ces deux bouts, a priori incompatibles. Lors du premier confinement, le directeur pédagogique de l’organisme de formation Epsilon Melia, Eric Waroquet, a ainsi proposé de poursuivre les groupes d’analyse de pratiques par visioconférence. A raison, tant cet espace d’expression, qui s’est ancré dans les pratiques des établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) avec les années, a pu générer son lot de questions à cause de la Covid-19. « Les ESMS étaient en première ligne, avec des personnels confrontés à la peur de la maladie. Certains travailleurs sociaux ont été confrontés à l’enjeu de faire respecter les gestes barrières », souligne Eric Waroquet. A l’inverse, pour d’autres, l’annulation de ces sessions en a révélé l’importance. « Au moment du premier déconfinement, nous avons fait des bilans sur le vécu des équipes. On a pu voir des réactions très émotionnelles, avec des travailleurs sociaux qui ont regretté l’annulation des analyses de pratiques pendant cette période difficile », témoigne Pablo Troianovski, psychosociologue, responsable des actions d’accompagnement et d’intervention à l’Ecole supérieure du travail social à Paris.
Développer des espaces d’expression tournés vers les travailleurs sociaux est recommandé par les pouvoirs publics qui en reconnaissent les bénéfices, tant pour les personnes accueillies qu’en termes de qualité de vie au travail. « L’analyse de pratiques est un travail collectif d’élucidation des enjeux qui traversent le professionnel lors de sa prise en charge de l’usager. Selon l’approche méthodologique et théorique, l’accent sera mis sur les dimensions individuelles, intersubjectives, groupales, voire organisationnelles et institutionnelles », expose Pablo Troianovski. Divers facteurs expliquent le besoin d’un tel lieu. « Lors des réunions de service, on peut parler des situations des personnes suivies. Mais on n’analyse pas ce que chacun met de sa personne dans son intervention. Si l’on part d’une situation, c’est pour mettre, ensuite, l’éclairage sur le professionnel », souligne Sylvie Delaby, formatrice à l’IRTS Hauts-de-France. « La personne va faire un récit, et de ce récit, on dégage des informations. Puis l’animateur va essayer de décontextualiser, faire une ouverture avec des apports issus de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie… Articuler des concepts dans une pratique, cela leur donne une autre dimension », explique Eric Waroquet.
L’analyse de pratiques permet de déverrouiller des situations. « On est dans des métiers d’engagement et il nous arrive d’être embarqués dans des relations et de perdre en objectivité. L’analyse de pratiques permet alors de lever la tête », reconnaît Joran Le Gall, président de l’Anas (Association nationale des assistants sociaux), qui réclame un accès plus large à ce type d’exercice. La pratique se développe aussi du côté des cadres du social. Elle est alors orientée sur des questions de management : exercice de nouvelles responsabilités et modes de prises de décision, gestion des priorités, des conflits ou encore conduite du changement… « Nous sommes sollicités soit par des personnes qui ont besoin de renforcer leurs compétences managériales après une prise de poste, soit par des personnes plus expérimentées qui voient leur travail impacté par les évolutions de leur secteur et qui ont besoin d’une prise de recul : elles ont alors besoin de faire le lien entre leur pratique et l’application des politiques publiques », explique Valère Socirat, chargé de développement à l’Andesi (Association nationale des cadres du social).
Mais en étant plébiscitée à la fois par les directions et les personnels, l’analyse de pratiques a ainsi pris des allures de couteau-suisse censé résoudre divers défis ou problèmes posés aux établissements. Car fondamentalement, l’analyse des pratiques crée « un espace où le travailleur social dépose ses difficultés et les partage avec des pairs. Cela en fait un outil de prévention contre les risques psychosociaux dont l’isolement, le poids des responsabilités peuvent être des facteurs », relève Sylvie Delaby. Dans un tel cadre, la libération de la parole met alors en lumière les sources de difficultés, liées à la complexification des situations des publics accueillis ou aux faibles marges de manœuvre budgétaires des établissements. « Centrée sur la pratique du professionnel, on a longtemps considéré que l’analyse de pratiques n’avait pas à être une réflexion sur les conditions du travail, à savoir les relations au sein des équipes ou avec la hiérarchie… Mais en pratique, cet exercice ne peut pas être totalement hors-sol, car le travail d’un professionnel s’inscrit forcément dans un contexte », reconnaît Clarisse Lecomte, psychosociologue clinicienne, maître de conférences associée au Laboratoire de changement social et politique de l’université Paris 7. Selon cette dernière, qui intervient également au Centre d’études psychosociologiques et travaux de recherche appliquée (Esta) à Paris, « il peut être décisif pour une équipe, par exemple, d’analyser un sentiment de non-reconnaissance au travail, en ce qu’il interroge la stabilité des normes, valeurs, ou figures d’identification sur lesquelles un professionnel a construit son identité et donc sa pratique ».
La hausse marquée des demandes d’analyses de pratiques (voir encadré page 32) reflète également une évolution des exigences auxquelles doivent se conformer les établissements. « Considérer la famille comme un partenaire à part entière comme le pose la réforme de la protection de l’enfance de 2007 constitue un objectif compliqué à mettre en place. Pareil pour la loi “handicap” de 2005 : si elle vise à développer la participation et le pouvoir d’agir pour les personnes handicapées, cela suppose de savoir jusqu’où aller dans ces directions », illustre Paul Philippe de l’IESTS de Nice. Pas si simple quand les attentes du côté des participants semblent aller dans l’autre sens… « Quand vous êtes en permanence soumis à différentes tensions, entre le mandat de l’institution, la demande des personnes, votre propre système de valeurs et les attentes de la société, il est important d’avoir des espaces pour réfléchir à ces différents enjeux qui ne coïncident pas. L’analyse des pratiques sert à remettre en question certaines attentes, et notamment à réfléchir à la commande institutionnelle », souligne Joran Le Gall de l’Anas.
Face à des attentes et des effets multiples des groupes d’analyse de pratiques, tout l’enjeu est donc de bien définir les finalités de l’exercice, qui fait l’objet de nombreuses confusions. Certaines demandes formulées par les établissements mettent la puce à l’oreille des intervenants. « Il peut arriver que les participants soient réticents, se plaignent de leurs conditions de travail, déplorent la perte du sens du travail. Les plaintes doivent dans ce cas absolument être accueillies et analysées y compris avec la hiérarchie, c’est à cette condition qu’un temps d’analyse pourra ensuite peut-être se dérouler », abonde Clarisse Lecomte. Lancer une analyse de pratiques dans un contexte d’équipe tendu peut être délicat. « Typiquement, un établissement qui sollicite une analyse de pratiques dans l’espoir de fédérer des équipes où le dialogue est difficile peut se méprendre. De même, des participants qui contestent les conditions ou la composition d’un groupe d’analyse de pratiques professionnelles est révélateur d’un problème de cohésion. Dans ces cas, c’est en réalité vers la régulation d’équipe qu’il faut se tourner », ajoute la psychosociologue.
« Dans certains cas, l’affaiblissement des cadres institutionnels et organisationnels crée les conditions d’un glissement de l’espace d’analyse des pratiques vers un rôle de suppléance des cadres, qui n’est pas du tout pertinent », confirme aussi Pablo Troianovski. Pour éviter les malentendus, les professionnels développent différents types de prestations. « Quand ces situations arrivent, soit l’intervenant recentre le travail sur l’analyse des pratiques, soit il propose de changer l’objet et le dispositif de l’intervention », souligne Pablo Troianovski. Signe des problèmes de management dans les établissements : « Sur dix demandes d’analyses de pratiques professionnelles, cinq visent en réalité à de l’accompagnement d’équipe. »
Que recouvrent les termes « analyse de pratiques » ? Le sujet prête à débat. Dans le champ du travail social, ils semblent s’imposer au détriment de la supervision, pratique venant de la psychanalyse, plus individuelle. « L’analyse de pratiques est centrée sur l’usager tandis que la supervision permet d’étudier les résonances chez un travailleur social », soutient Manuel Aguila, fondateur du portail spécialisé analysedespratiques.com. Cependant, la frontière entre les deux registres peut être poreuse. Dans un climat de confiance, l’analyse de pratiques peut évoluer vers de la supervision. Par ailleurs, « l’objectif de la supervision est de regarder les déterminants personnels de sa pratique », explique Paul Philippe, responsable des formations supérieures à l’IESTS (institut d’enseignement supérieur de travail) de Nice. Un aspect à ne pas négliger tant les projections des travailleurs sociaux sur les personnes accompagnées peuvent être personnelles et jouer sur la relation d’aide.
Sur le marché des prestations d’analyse de pratiques, offre et demande se rencontrent de plus en plus. Manuel Aguila estime que les demandes se multiplient depuis la réforme de la formation professionnelle de 2014 qui permet la prise en charge de l’analyse des pratiques par les opérateurs de compétences. Signe d’un marché en expansion, sa plateforme recense aujourd’hui près de 270 intervenants, contre 70 il y a encore un an. « Des collectivités locales gérant des structures nous sollicitent pour trouver des prestataires », ajoute-t-il. Dans les Alpes-Maritimes et le Var, les interventions se sont multipliées depuis cinq ans.