Elle égrène les lieux de vie, un à un. Famille d’accueil : six mois. Foyer pour enfants : cinq mois. Séjour de rupture : deux mois. Hôtel : trois mois. Appartement foyer : cinq mois. « On m’a trimballée. Le plus souvent pour rien », balaie cette jeune femme, tout juste majeure. Placée dès ses 13 ans, Nono – elle souhaite être mentionnée ainsi par souci d’anonymat – a déjà fréquenté une dizaine de structures de l’aide sociale à l’enfance. Un parcours émaillé de renvois à répétition, pour comportement jugé violent. Le premier foyer ? « On m’a séparée de mes frères et sœurs. On faisait trop de conneries et je les protégeais trop. » Le second ? « Je me faisais harceler, c’était compliqué, je me suis fait virer. » L’hôtel ? « On m’a laissée complètement seule. » Les mots sont rares, entrecoupés de silences ; le ton désenchanté lorsqu’elle évoque, en des termes presque enfantins, ces éducateurs « trop méchants ». Les psy ? « Je leur parle de la pluie et du beau temps. » A l’économie de mots, toujours, elle raconte cette mère absente, plus souvent en boîte de nuit qu’à la maison ; ce père décédé ; ce beau-père qui l’a aidée, malgré la difficulté de s’occuper de six enfants, tous déscolarisés. Et cette même rengaine du placement. Perce alors une lueur d’enthousiasme : « Le séjour de rupture, c’était “hella” [“trop bien”, en argot]. On a fait plein de trucs, du saut à l’élastique, j’ai volé dans les nuages. » Elle est restée en contact avec l’éducateur, comme avec quelques-uns du premier foyer qui l’a accueillie et dont elle regrette, malgré tout, d’avoir été renvoyée. Son souhait aujourd’hui ? Récupérer sa fille de six mois, placée en famille d’accueil. « C’est ce que je veux le plus au monde, explique cette jeune mère. Mais je ne sais pas ce que je dois faire pour la récupérer. On ne me donne pas d’objectifs à atteindre. »
Comment décrire ces jeunes de la protection de l’enfance marqués par l’échec de placements bien souvent inadaptés ? On parlait naguère d’« adolescents inéducables », de « cas lourds », puis, à partir des années 1980, d’« incasables ». On préfère désormais les vocables de « jeunes en situation complexe », « à difficultés ou à besoins multiples ». Leur point commun : la présence d’événements traumatiques gravés dans l’enfance. Une souffrance à l’origine de comportements violents, de fugues répétées et de mises en danger de soi et des autres. « Ces manifestations correspondent à un processus d’échappement des institutions, explique le sociologue et ancien éducateur de rue Jean-Yves Barreyre. Si on leur dit : “Viens, pose tes valises”, ils partent en courant parce qu’ils n’ont plus aucune confiance dans les figures d’attachement. » Et les travailleurs sociaux se retrouvent souvent démunis. D’autant que nombre de ces jeunes se caractérisent par des troubles psychiques, des ruptures de scolarité, des faits de délinquance qui les placent au carrefour des institutions sociales, sanitaires et judiciaires. Ils font alors figure « de “patates chaudes” que se refilent les institutions, de la famille aux services de la PJJ [protection judiciaire de la jeunesse] en passant par l’école et les établissements spécialisés », note Philippe Gaberan, docteur en sciences de l’éducation(1).
« Incasables », disait-on. Plus que la situation de ces jeunes, le terme – ô combien péjoratif – traduit en creux l’incapacité de l’institution à les prendre en charge. Pis, l’institution elle-même, du fait de réponses inadaptées, produirait ces « incasables », victimes de maltraitance institutionnelle. C’est ce que suggèrent des travailleurs sociaux. C’est aussi ce que relevait le Cese (Conseil économique, social et environnemental) dans un avis rendu en 2018 sur ces mineurs. « Les pédopsychiatres s’accordent sur le fait que ces jeunes “testent” les liens en transgressant les règles des structures où ils sont placés. Or, actuellement, la plupart des institutions se bornent à relever ces passages à l’acte et à les sanctionner par un changement de structure. Ce qui fragilise encore davantage les liens de confiance avec les adultes et ainsi renforce, voire crée, leur inadaptation. » Le sociologue Jean-Yves Barreyre parle d’une « souffrance maltraitée ». Une formule qui résume bien ce que recouvre ce terme d’« incasables ».
Difficile de savoir combien sont ces jeunes, tant la notion est floue. Les estimations divergent mais elles s’établissent le plus souvent entre 1 et 3 % des mineurs confiés à l’aide sociale à l’enfance. Une minorité, donc, qui représente un véritable casse-tête pour les départements, en charge de la protection de l’enfance. Ces dernières semaines, les personnels du Centre départemental de l’enfance et de la famille (CDEF) du Finistère ont dénoncé, dans la rue, l’absence de prise en charge globale. « Tout le monde abandonne le navire. Les IME [instituts médico-éducatifs], les Itep [instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques] n’ont plus de places. Ces enfants à troubles multiples se retrouvent confiés au CDEF, qui n’a pas de prise en charge dédiée, alors qu’ils devraient bénéficier d’un suivi à la fois éducatif et psychiatrique. Or les différents services, judiciaires, sociaux et médicaux, ne se parlent pas », constate Loïc Rannou, de la CGT. Faute de personnels suffisants, une quinzaine de jeunes ont été pris en charge par des intérimaires, en gîtes ou dans de petits collectifs. Entre décembre 2019 et fin août 2020, les syndicats ont relevé pas moins de 17 agressions envers des encadrants. Face à la crise, le Finistère a annoncé la création de places dans deux associations du territoire. Mais le vice-président du département, Marc Labbey ne cache pas son désarroi. « Nous sommes confrontés à une augmentation du nombre de ces enfants – une trentaine posant des problèmes aigus – que nous n’avions pas anticipée. Surtout, l’aide sociale à l’enfance est le dernier réceptacle de ces jeunes : si la réponse du secteur médico-social avait été à la hauteur, nous n’aurions pas ces problèmes. » L’an dernier, le département a créé une commission des enfants à besoins multiples pour discuter avec les partenaires. Il entend mettre en place un sas de répit pour ces jeunes et constituer des équipes mobiles pour soutenir les éducateurs. « Il faut inventer. C’est encore flou, reconnaît Marc Labbey. Mais si j’avais la solution… » Aveu d’impuissance, ces mots pourraient être ceux d’autres élus départementaux qui partagent ces difficultés.
Le manque de coordination évoqué par les syndicats du Finistère demeure le grand écueil de la prise en charge. « Dans ces situations d’équilibre instable, chacun est nécessaire et insuffisant. Certains professionnels ont compris cette logique. Elle a été inscrite dans les plans régionaux de santé. Mais elle a du mal à être effective dans la protection de l’enfance, dépassée par des mesures qui la cantonnent à une manière de faire et l’empêchent souvent de travailler avec les autres. La protection de l’enfance doit s’ouvrir à la société, à la pédopsychiatrie notamment », juge Jean-Yves Barreyre. Les structures de terrain ont ainsi leur pertinence si elles parviennent à collaborer avec des équipes pluridisciplinaires. « Si un enfant a un problème avec les figures d’attachement, il faut arrêter de croire que c’est un lieu en particulier qui doit en avoir la responsabilité, estime le sociologue. Il faut une structure qui assure la fonction de sas, avec une coresponsabilité des services et de l’ensemble des établissements qui doivent suivre et intervenir sur le parcours du jeune », poursuit-il. Cette coopération fait avant tout défaut dans les instances territoriales. Parce qu’ils ne sont pas financés par les mêmes tutelles, les secteurs social, médico-social, sanitaire et judiciaire fonctionnent selon une logique de silos. Les plans régionaux de santé et les différents schémas d’organisation – enfance-famille, notamment – manquent d’articulation entre eux et ne sont pas calés sur la même temporalité. « La seule voie, à mon sens, passe par une transformation du mode de tarification, qui soit conjoint et oblige à la coopération, estime Jean-Yves Barreyre. Il faut viser une population dans le cadre d’un appel à projet territorial, financé par les différents secteurs et suivi d’une évaluation territoriale et transversale aux différents schémas. »
Sur le terrain, les éducateurs sont souvent démunis face à l’incapacité de gérer l’extrême complexité. Selon les professionnels de l’enfance auditionnés en 2018 par le Cese, un tiers des enfants placés seraient porteurs de handicap physique ou mental. Faute de places suffisantes en IME ou en Itep, certains sont orientés vers des foyers inadaptés à leurs besoins. Des éducateurs démunis encore parce que les informations circulent mal entre établissements ou en leur sein. Et que ceux-ci peinent à conserver la mémoire des parcours. Démunis, enfin, par la judiciarisation de l’éducation populaire depuis la fin des années 1990. Avec pour conséquence une moindre prise de risque, pourtant nécessaire à toute éducation, a fortiori auprès de ces jeunes en situation complexe. « Il va falloir sortir de cette logique. Oser proposer des échappées belles à ces jeunes, pour que l’aventure ne se cantonne pas à la seule tentation du djihad », explique Jean-Yves Barreyre, qui note l’intérêt des séjours de rupture. « Si les enfants refusent les figures d’attachement, ces séjours, à partir du moment où ils sont bien organisés en amont et en aval, permettent de tenter une autre expérience, de les soutenir et de faire en sorte que quelque chose se produise, en tant qu’acteurs et pas seulement bénéficiaires d’une place en foyer. Ils coconstruisent et créent un autre rapport avec des figures d’attachement. »
Pour Philippe Gaberan(1), c’est aussi la posture des travailleurs sociaux qui doit évoluer. « Jusqu’aux années 1980, les éducateurs travaillaient avec leurs tripes et un fort engagement de soi. Cette posture s’est étiolée sous le poids d’une pensée dominante qui a répandu l’idée qu’il ne fallait pas mêler l’affect à la relation éducative. C’est une énorme erreur. Certes, une professionnalisation du métier était nécessaire. Faire reposer la relation sur la seule subjectivité de l’adulte n’est pas bon. Mais il ne faut pas l’exclure non plus. Des travaux de psychologues ont montré l’importance des émotions et des affects dans la relation éducative. Il est temps de retrouver les fondamentaux du métier et de cesser de ne valoriser qu’une seule expertise technique. » Cela passe par la nécessité de faire évoluer les formations, trop centrées sur les savoir-faire et les compétences évaluables, pas assez sur le savoir-être. Cela passe aussi par une forme de courage politique : « On focalise sur ce qui est évaluable. Mais réduire la politique de protection de l’enfance au contrôle de l’argent public, avec des calculs excluant le long terme, constitue un excès. Il faut accorder autant d’importance à trouver une place à un enfant qu’à l’aider à se reconstruire. »
Mis à rude épreuve, les travailleurs sociaux ne trouveront pas matière à se consoler dans la réforme en cours de la justice pénale des mineurs. C’est, en tout cas, ce que suggère Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et président de la commission « enfances-familles-jeunesses » de l’Uniopss : « L’idéologie du code pénal qui viendra remplacer l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante vise à éliminer du circuit les jeunes réitérant, soit à travers la prison, soit à travers des centres éducatifs fermés. C’est un texte dirigé contre les travailleurs sociaux, jugés pas assez performants. Le gouvernement a le sentiment qu’ils atteignent leurs limites. Et qu’il faut revenir à l’incarcération. » Et de conclure : « On se dote de l’instrument juridique qui, demain, permettra de réparer les erreurs des politiques sociales d’aujourd’hui. »
Dans le cadre de la stratégie nationale de protection et de prévention de l’enfance 2020-2022, annoncée en début d’année, 30 premiers départements ont contractualisé avec l’Etat pour un montant de 80 millions d’euros. En 2021, une deuxième vague de 40 départements contractualiseront pour la somme de 200 millions d’euros. Parmi les ambitions affichées : la nécessité de renforcer la prévention et de sécuriser les parcours. L’Etat acte la nécessité de revoir la gouvernance de la protection de l’enfance, longtemps envisagée comme une politique décentralisée confiée aux départements, alors que l’Etat y joue un rôle en matière de santé, d’éducation ou de sécurité des enfants. Les quatre organismes existants (le Groupement d’intérêt public enfance en danger, l’Agence française de l’adoption, le Conseil national de la protection de l’enfance et le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles) seront réunis dans une groupement d’intérêt général, pour mieux prendre en compte le rôle des départements. Une politique de contrôle des établissements doit, par ailleurs, être mise en œuvre et un référentiel national devra permettre de mieux évaluer les situations de danger pour les enfants.
(1) Auteur d’Oser le verbe aimer en éducation spécialisée (éd. érès, 2019) et d’Eduquer les enfants sans repères (ESF Editeur, 1996).