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“L’histoire du travail social montre une absence de considération”

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Exclus du Ségur, sous-payés, fragilisés par des logiques budgétaires, les travailleurs sociaux sont en quête de reconnaissance. Pour ce faire, certains acteurs veulent ériger le travail social au rang de science. Un faux combat, répond Jean-Sébastien Alix.
Pourquoi le travail social cherche-t-il une légitimité, comme l’indique le titre de votre livre ?

Nous sommes partis de l’idée que certains acteurs voulaient faire du travail social une science ou une discipline à part entière. En ligne de mire, la possibilité de justifier des statuts d’enseignants ou de chercheurs qui n’ont pas de place à l’université, mais également la volonté de légitimer des pratiques professionnelles. Il existe à ce sujet une attente vertigineuse à l’égard de la science, laquelle, en faisant accéder le travail social au rang de recherche académique, pourrait lui fournir une légitimité. Celle-ci a toujours été refusée aux interventions du social, considérées comme relativement ingrates. Les travailleurs sociaux s’occupent de l’envers, de tout ce qui semble ne pas fonctionner, des personnes aux trajectoires chaotiques, des exclus du système… L’histoire du travail social montre une absence de considération. D’où ce retour important d’une question ancienne, qui serait de produire des recherches universitaires afin que le travail social devienne un objet reconnu, partagé, avec des savoirs de référence. Ce serait finalement l’occasion de lui procurer une place un peu dominante. Notre ouvrage est là pour susciter un débat, une controverse, sur cet objectif qui semble faire son chemin.

Y a-t-il une demande en ce sens de la part des professionnels de terrain ?

Il n’est pas sûr du tout que les premières personnes concernées soient intéressées par cette revendication. Ce n’est ni l’urgence ni l’actualité des professionnels, qui sont débordés par un ensemble de problématiques sur le terrain. L’enjeu, pour eux, ne relève pas du statut scientifique ou non de leur travail. Cette demande provient essentiellement du monde politique, avec notamment le rapport de Brigitte Bourguignon de 2015, qui proposait une définition internationale du travail social ; il y a, d’autre part, des chercheurs, des enseignants et autres acteurs qui gravitent dans les lieux de formation du travail social et souhaitent avoir une place dans ce champ.

Cette stratégie vous paraît-elle pertinente ?

Nous réfutons les arguments selon lesquels la légitimité des professions du social viendrait de la science. Ces métiers sont historiquement divisés, ils l’ont toujours été et, en même temps, ils sont proches. La recherche n’a pas pour fonction de donner une cohésion. Par principe, elle ne fait pas consensus. C’est ce que nous souhaitions démontrer dans le livre. D’autant que, pour mener des travaux, il faut des moyens, ce qui n’a jamais été acté par le ministère des Solidarités. La recherche a besoin de garanties, de chercheurs indépendants qui aient du temps. Là, on a le sentiment qu’il pourrait y avoir une mainmise des politiques publiques sur la recherche dont l’objectif est de chercher une efficacité, une utilité, un coût économique. C’était le cas dans un appel à projets de la direction générale de la cohésion sociale en 2016. Or une des fonctions de la sociologie est de poser une critique sociale, mais là on voit que ce qui est recherché, c’est de produire des savoirs qui puissent se traduire en actions. Ce n’est pas nouveau, mais il y a aujourd’hui beaucoup plus de pressions. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de recherches collaboratives, mais ce ne doit pas devenir la règle. Toute la question de savoir comment on évalue les pratiques sociales. Le sujet de l’emploi est plus approprié pour déterminer les conditions d’une évaluation quantitative. En revanche, dans des domaines très sensibles comme la délinquance, la protection de l’enfance, c’est très compliqué. Même si des indicateurs peuvent être établis, cela va à l’encontre des professionnels, qui ont un peu une posture de résistants.

Pourquoi, malgré leur engagement, ces professionnels restent-ils invisibles ?

La difficulté est qu’ils ne relèvent pas des mêmes tutelles ni des mêmes financements. Le travail social est divisé en un grand nombre de métiers, il existe 14 diplômes. Contrairement aux soignants, on leur reproche de ne pas posséder de savoirs propres, ce qui est faux. Ils en ont un qui est spécifique aux connaissances qu’ils ont de leur public. Mais cela ne leur permet pas d’être dans un rapport de force favorable. La plus grande majorité des professionnels du social ont des formations assez courtes, et c’est eux qui sont en confrontation directe avec les publics. Et leur salaire est équivalent du Smic lors de la première embauche. Il y a malgré tout de plus en plus de protestations, particulièrement en protection de l’enfance. Des collectifs se créent, mais l’émergence d’un mouvement national est difficile car ils dépendent d’administrations territoriales et donc les actions sont très localisées. Si une reconnaissance est à faire valoir, ce n’est pas du côté de la science mais de celui de la formation et des augmentations salariales car ils sont largement sous-payés.

Est-ce devenu « has been » d’être travailleur social ?

J’ai une admiration profonde pour ces professionnels, mais on baigne dans un tel discours de performance, de rapidité, que cela peut ringardiser ce que font les travailleurs sociaux. L’image de l’entrepreneur social, du coach, nous est proposée comme plus moderne, dynamique. Associé à cela, la critique de l’institution est permanente, renvoyant à de vieilles méthodes, à une inertie dans les pratiques… Mais le travail social ce n’est absolument pas cela. Il n’a jamais cessé de se renouveler, de se remettre en question depuis les années 1970. Ce sont peut-être les professionnels qui vivent le plus avec leur temps, en s’adaptant aux nombreux problèmes que rencontrent leurs publics. C’est un très mauvais procès qu’on leur fait. Il participe du même mouvement néolibéral qui remet actuellement en cause notre modèle social. On veut un état social actif, l’objectif est donc l’activation des personnes qui doivent être autonomes, responsables. Depuis la mise en place du RMI [revenu minimum d’insertion, l’ancêtre du RSA], l’Etat attend une contrepartie du bénéficiaire, alors que le fondement républicain de la protection sociale est de subvenir aux besoins de tout individu qui ne peut pas le faire par ses propres moyens.

Peut-on dépasser cette question de légitimité du travail social ?

Je crois que les travailleurs sociaux doivent vivre avec le fait qu’on ne leur reconnaîtra jamais de légitimité à agir parce qu’ils prennent en charge ce que la société ne veut pas voir. Ils doivent faire le deuil d’être reconnus pour un savoir-faire comme un artisan peut l’être. Il leur faut défendre une reconnaissance statutaire, salariale… De même, leur légitimité ne passera pas par une prétendue « scientifisation » du travail social, ne serait-ce que parce que la lutte est violente entre les écoles de formation et les universités. Ce qui est un non-sens car les étudiants circulent de l’une à l’autre. L’essentiel du combat n’est pas là, mais sur la place que le travail social occupe dans les rapports sociaux.

Chercheur et enseignant-formateur

Jean-Sébastien Alix a codirigé avec Michel Autès et Eric Marlière, sociologues et enseignants en carrières sociales, l’ouvrage Le travail social en quête de légitimité (éd. Presses de l’EHESP, 2020).

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