Il attendait la mort mais il était plein de vie.
Il y avait de la vie dans son regard, de la vie dans son sourire, de la vie partout autour de lui.
Nous étions là, allant et venant autour de lui, tant que la vie nous le permettait encore. Le fils et la fille, le frère et la sœur, les amis venus de loin…
Nous avions ressorti les vieux albums de photos : « Regarde un peu la tête que tu fais sur celle-là… et là, tu te souviens, les vacances en Vendée, la balançoire dans le jardin, les vendanges avec les copains… et le chien qui nous suivait partout, tu te souviens quand il avait pissé sur les chaussures du voisin, ce nigaud ! »
Nous occupions nos journées entre souvenirs et projets. Il faudra vider la maison, trier, donner, garder, jeter. Il faudra prévenir le vieil oncle malade et le lointain cousin. Il faudra consoler les petits, leur raconter les jolies choses, qu’ils gardent un bon souvenir de leur papi. Nous, on écoutait, on disait « oui » à tout, « rassure-toi, papa, on s’en occupera. »
Entre le passé et l’avenir, je ne voyais que le présent : tant qu’il respirait, parlait, tant qu’il nous regardait, il était vivant, et je pouvais espérer qu’il y aurait un jour de plus, un jour pour se souvenir, pour rire, pour aimer, un jour encore avant la nuit.
Tant qu’il était vivant, nous pouvions encore nous dire toutes les choses qu’on s’était tues, et entre un souvenir et une promesse, nos sourires avalaient nos larmes. Et puis… il y a eu le dernier jour avant la longue nuit, les larmes ont noyé nos sourires et la tombe a remplacé son lit.
Les années ont passé. J’ai revêtu la blouse blanche des soignants, il y a eu d’autres vivants et d’autres morts.
Il y a eu cette femme et son fils dévoué, les fleurs et les petites douceurs. Il y a eu cet homme et son épouse adorée, leurs mains et leurs yeux qui ne se quittaient pas.
Il y a eu des fins de vie éternelles et des morts subites, des veuves éplorées et des orphelins désemparés.
Et puis il y a lui, qui vit malgré lui.
Il y a sa vie qui s’éternise, vide et sans envie. Il attend, seul, silencieux. Plus tout à fait vivant mais pas tout à fait mort. Son regard fixe quelque chose, juste là, derrière moi, mais je ne vois rien. Sa bouche, obstinément fermée, refuse de parler et de manger. Il y a son corps recroquevillé, perdu dans l’immensité du lit anonyme d’une chambre vide. Il y a ces murs autour de lui, vierges de vie, aucune photo, aucun tableau, et cette fenêtre donnant sur un jardin qu’il ne voit pas, de toute façon ça n’est ni son jardin ni sa maison, ça n’est que l’antichambre de la dernière chambre.
Il y a lui, et il n’y a personne d’autre. Son unique frère est mort et il ne s’est jamais marié.
Il y a lui, et il y a nous, avec nos sourires et nos blouses, et chaque jour nous répétons les mêmes gestes. Remonter la couverture, humecter les lèvres, réinstaller confortablement, chuchoter quelques mots.
Il y a nous, qui attendons avec lui. La mort n’est pas pressée, elle a d’autres chats à fouetter en ces temps de pandémie. Il y a lui et il y a nous, mais tous nos sourires et nos soins n’y feront rien, il ne veut plus de cette vie.
Il y a lui, qui se meurt, seul, et sans bruit.