La France vieillit. Mais le défi de l’avancée en âge est encore devant nous. Près de 800 000 personnes sont actuellement réparties dans près de 7 500 établissements en France. Si la part des 75 ans ou plus est passée de 6,6 % en 1990 à 9,1 % en 2015, l’augmentation s’annonce encore plus importante dans les années à venir.
En 2040, 14,6 % des Français auront dépassé les 75 ans selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Dès lors, la question de la prise en charge des personnes âgées devient de plus en plus cruciale. Si les débats sur l’urgence des transitions, écologique ou numérique, se sont imposés, celui relatif à l’aspect démographique reste à organiser.
Avec au cœur de ce dernier : la révision du fonctionnement de l’Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Car si les Français ont une espérance de vie parmi les plus élevées d’Europe, ils ne vivent pas forcément en bonne santé. Ainsi, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), à 65 ans, une femme française peut espérer vivre encore près de 23,7 années. Mais « seulement » 10,6 en bonne santé contre 12,4 en Allemagne et 16,6 en Suède.
La France devrait compter 20 000 personnes âgées dépendantes supplémentaires par an d’ici à 2030. Et le rythme devrait être encore plus soutenu par la suite. Entre 2030 et 2040, la hausse annuelle moyenne devrait se situer autour de 40 000 personnes âgées en perte d’autonomie supplémentaires.
Cette réalité démographique impose une évolution des offres existantes. Car, si depuis dix ans, le nombre de lits en Ehpad a fortement augmenté, cette hausse n’est pas suffisante pour répondre à l’enjeu démographique à venir. Tous les acteurs de terrain l’affirment : le modèle actuel est à bout de souffle. « L’établissement tel qu’il existe aujourd’hui doit évoluer parce qu’il ne répond plus suffisamment aux attentes des usagers, de leurs familles et des acteurs », confirme Emmanuel Sys, président de la Conférence nationale des directeurs d’établissements pour personnes âgées et handicapées (CNDEPAH).
A cela s’ajoute une volonté farouche des Français à vouloir vieillir à domicile. S’il est normal de préférer rester dans son univers, son quartier, son environnement familial et amical, toutes les personnes âgées ne seront pas en mesure d’effectuer ce choix. D’abord pour une raison financière. Maintenir une personne en grande fragilité dans son domicile représente un coût très important et nécessite une prise en charge 24 heures/24 par plusieurs professionnels qualifiés. Ce qui représente, in fine, des coûts de masse salariale élevés. Et en cas d’aggravation de la situation, il faut envisager une hospitalisation. Soit encore des frais supplémentaires. Pour Laure de la Bretèche, directrice déléguée des retraites et de la solidarité à la Caisse des dépôts et consignations, « le domicile ne peut pas être la solution absolue ».
Si ces structures demeurent nécessaires, les transformer le devient tout autant. « Il ne faut pas être nostalgique d’un âge d’or où l’établissement organisait des thés dansants pour des petites dames avec des permanentes et qui tapaient le carton l’après-midi, ironise Laure de la Bretèche. Pour ce genre de profil, il y a d’autres solutions comme la résidence autonomie ou la résidence services. »
Et celle qui préside aussi Arpavie, une association spécialisée dans la gestion d’Ehpad, de poursuivre : « En revanche, il n’est pas envisageable que ces structures deviennent des hôpitaux. Ce n’est pas leur vocation. L’hôpital permet de gérer des crises aiguës mais personne n’a vocation à y rester. Alors que les Ehpad sont des lieux d’accompagnement au long cours, tous les jours, jusqu’à la fin de vie. »
Si ces établissements resteront très largement destinés à des personnes pour qui la vie autonome n’est plus possible, un minimum de présence médicale et de soins demeurent nécessaires… Les personnels doivent être en capacité de s’occuper des escarres, des pansements, de traitements peu complexes et surtout des personnes aux troubles cognitifs. Dominique Libault, auteur du rapport issu de la concertation Grand âge et autonomie, estime qu’il faudrait « une forme de graduation des structures, plus ou moins médicalisées selon la gravité des cas. Ce qui ne nécessite pas forcément une présence médicale permanente. Il faut un juste équilibre ». La peur de la blouse blanche envahissant les murs des établissements est une réelle inquiétude chez les professionnels du secteur. Elle est partagée par Martin Favre pourtant médecin au centre de gérontologie d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). « A l’heure actuelle, l’approche est beaucoup trop médicale, trop scientifique. Si la médecine est capable de beaucoup, on ne doit pas pour autant lui laisser les rênes de tout. La vie doit reprendre le pouvoir sur les ergothérapeutes, les kinés et autres experts médicaux. » L’ambition des acteurs du grand âge est de faire de ces structures des lieux adaptés à leur public, qu’elles deviennent un lieu d’exercice de la citoyenneté. Et que le travail des professionnels y soit valorisé, valorisant et attractif.
L’offre de demain, afin de mieux répondre aux attentes et aux besoins des personnes âgées, doit respecter quelques critères essentiels. D’abord généraliser les petites unités de vie (15-20 personnes). L’idée consiste à améliorer la qualité de l’accompagnement et à changer le mode de relation entre le résident et le personnel soignant. Pour Dominique Libault, la crise sanitaire actuelle accentue cette réflexion. « Cela permettrait de circonscrire plus facilement une épidémie, de limiter la propagation d’une maladie. Car moins il y a des grands couloirs où tout le monde passe, plus il est facile d’isoler des porteurs de virus. »
Il faut ensuite travailler sur l’aspect domiciliaire de l’Ehpad en comparaison à la vision très collective actuelle. Cela passe par une réflexion autour du respect de la liberté de choix, autour de la personnalité du résident sur des choses aussi simples que les horaires de lever, de repas, de toilette… « Pourquoi mettre des obligations de suivi diététique à des personnes qui ont fait deux guerres, déplore Martin Favre. Ce n’est pas à 90 ans, à l’article de la mort et alors qu’elles ont mangé n’importe comment toute leur vie, que l’on va réguler leurs apports en acide aminés. C’est aberrant. »
Cette vision plus domiciliaire est également synonyme d’une plus grande ouverture sur l’extérieur. Afin d’éviter que les personnes âgées ne soient isolées du reste de la société, l’implantation géographique et l’architecture doivent être repensées. La transformation de l’Ehpad passe aussi par une coordination améliorée avec l’ensemble des acteurs du territoire pour assurer une meilleure qualité de parcours à la personne âgée et éviter les ruptures de prise en charge entre le domicile, l’établissement et l’hôpital.
« Il convient d’en finir avec les interventions isolées et de mieux coordonner les multiples acteurs sociaux, sanitaires et médico-sociaux (aide à domicile, aide-soignant, infirmier, médecin, travailleur social, kinésithérapeute….) qui participent à la prise en charge de la perte d’autonomie de la personne âgée, estime Emmanuel Sys. Les Ehpad ne peuvent plus continuer à fonctionner en autarcie mais ils doivent réfléchir de manière collective, coopérer avec les autres acteurs de leur territoire. »
Le président de la CNDEPAH ne dit pas autre chose lorsqu’il constaste que « les personnes accueillies seront plus dépendantes, plus précaires et avec des polypathologies plus marquées. Les établissements auront alors besoin de renforcer leurs compétences en soins, leur complémentarité avec l’hôpital, avec le secteur psychiatrique, avec des équipes mobiles spécialisées. Il est illusoire de penser que les Ehpad pourront un jour recruter des psychiatres, des psychogériatres, des infirmiers en pratique avancée sur la psychiatrie… Une dynamique de partenariat devra s’imposer ».
Il restera enfin à diminuer, voire à abolir les barrières entre l’hébergement et le domicile. Intégrer un Ehpad ne devra plus être synonyme d’un départ définitif de son domicile. « Le défi consiste à concrétiser un principe simple : la personne âgée doit se sentir « chez elle », quel que soit son lieu de vie, résume Dominique Libault. Cela suppose de sortir d’un choix binaire entre l’Ehpad et le domicile, en développant des formes alternatives et accessibles de prise en charge : résidences autonomie, accueil familial, accueil temporaire, accueil de jour, habitat intergénérationnel et inclusif notamment. »
La multiplication des approches liées à une hétérogénéité des situations semble devoir s’imposer. « Il n’y aura pas un Ehpad du futur mais des Ehpad, confirme Martin Favre. Il existe déjà une pluralité de services. Mais je pense que cette tendance doit se renforcer. Il faut déstandardiser, désindustrialiser la prise en charge des personnes âgées. »
C’est la raison pour laquelle il n’y a pas un terme générique pour désigner l’Ehpad du futur mais un florilège d’appellations : « Ehpad hors les murs », « Ehpad à domicile », « maison de retraite à domicile », « Ehpad pôle ressources de proximité », « Ehpad pôle ressources gériatriques », « Ehpad plateforme ressources »…
Depuis une dizaine d’années, plusieurs expérimentations sont en cours, sous différentes formes, pour réinventer le modèle de l’établissement. Mais pour Laure de la Bretèche « ce n’est pas dans trente ans que le problème se posera. Nous y sommes déjà confrontés. Le tournant démographique est prévu pour 2025. Or, pour construire un nouvel Ehpad il faut compter cinq ans… Nous devons trouver les aménagements raisonnables et rapides de l’accueil des personnes âgées vulnérables et dépendantes à partir des établissements existants. Autrement dit, il ne s’agit pas de tout démolir pour reconstruire du neuf. Nous n’en avons pas la possibilité ».
Cela tombe bien, début septembre, le Premier ministre Jean Castex, a annoncé que sur les 100 milliards d’euros du plan de relance, seuls 2,1 milliards d’euros sur cinq ans, seraient consacrés à la rénovation des Ehpad, principalement publics.
Le plan évoque la modernisation de 65 000 places « particulièrement vétustes » d’ici à 2025. Mais le document mentionne aussi la « construction progressive de nouvelles places pour atteindre l’objectif de 30 000 (lits supplémentaires) à l’horizon 2030, avec de premières programmations en 2021-2025 ». Si l’Ehpad a bien un avenir, il reste à en dessiner les contours.
Le think tank Matières grises, qui réfléchit à la question du vieillissement, a lancé, le 20 novembre, une mission sur l’Ehpad de demain ainsi qu’une large consultation sur le même thème. Cette réflexion, qui sera suivie d’un rapport en vue de la future loi « grand âge et autonomie », se concentre sur trois chantiers :
• architecture, design, espaces : les lieux de demain
L’Ehpad du futur c’est d’abord un lieu entièrement repensé. Des architectes, designers, économistes de la construction, ergothérapeutes, professionnels seront consultés.
• le résident au cœur de l’Ehpad : la transformation domiciliaire des établissements
L’Ehpad du futur est un lieu où, plus que jamais, la personne âgée doit se sentir chez elle ce qui suppose de changer de paradigme dans la relation individu-institution.
• l’Ehpad plateforme ou l’Ehpad « couteau suisse »
L’Ehpad du futur, correspondra à un lieu pouvant offrir une palette de solutions aux résidents comme aux personnes âgées du quartier ou de la ville.
L’Hospitalité Saint-Thomas de Villeneuve (HSTV) a lancé en septembre 2019 une expérimentation de service intégré de type Ehpad hors les murs à Rennes (Ille-et-Vilaine). En proposant une prise en charge complète, coordonnée et sécurisée à domicile, ce dispositif vise à éviter, ou à retarder, l’entrée en institution de personnes âgées en situation de dépendance, désireuses de rester chez elles le plus longtemps possible. « On ne va pas révolutionner le fonctionnement du domicile actuel. On va le compléter, le renforcer afin de construire une réponse qui corresponde aux besoins des personnes les plus dépendantes chez eux », explique Rémi Locquet, le directeur de l’établissement breton. Concrètement, ce dispositif propose une coordination opérationnelle des intervenants médico-soignants (aides à domicile, infirmières, kinésithérapeutes…) ; un accompagnement gérontologique grâce à l’expertise de l’Ehpad, comprenant notamment la venue régulière d’une équipe d’aides-soignants dédiée à la réalisation d’ateliers d’activités cognitives et physiques à visée thérapeutique ; une adaptation de leur domicile grâce à l’expertise d’un ergothérapeute et une sécurisation de jour comme de nuit grâce aux objets connectés, avec, entre autres, la pose de détecteurs de mouvements et de chutes. Pour l’heure, 25 usagers du groupe iso-ressources (GIR) 1 au GIR4 sont concernés avec un objectif de 40 début 2021. Et les premiers retours sont très satisfaisants. Pour Rémi Locquet « il s’agit d’une solution d’avenir pour la prise en charge de la personne âgée ».
Expérimenté depuis 2013 par la Fondation Partage et Vie sur le canton de Naves (Corrèze), M@do est un service pionnier. Il a la capacité de déployer au domicile un véritable « Ehpad sans les murs ». Concrètement, il permet d’apporter à domicile la gamme complète de services d’un Ehpad : soins et supports de soins (matériel médical, produits d’incontinence…), aide dans les actes de la vie quotidienne, entretien du domicile, restauration (aide à la préparation ou portage de repas), accueil de jour et de nuit, hébergement temporaire programmé ou d’urgence. Cette offre est complétée par une télésurveillance quotidienne avec intervention d’un agent, de jour comme de nuit, en cas d’alerte avérée. Selon Gaël de Freslon, directeur territorial Nouvelle Aquitaine de la Fondation, « M@do inscrit avant tout l’usager dans un processus de soutien dont le fil conducteur est la préservation de l’autonomie. Ce dispositif permet d’accompagner précocement les personnes manifestant des premiers signes de dépendance ». « Il s’agit de repérer les situations directement en lien avec les possibilités offertes par le territoire. Il convient d’y apporter une réponse adaptée et personnalisée », ajoute-t-il. M@do est aussi « une alternative au placement en établissements médico-sociaux sans rupture d’accompagnement, selon une réponse graduée à partir d’une évaluation globale ». Ce dispositif propose enfin « un accompagnement novateur alternant domicile et établissement ».
L’Ehpad public autonome d’Asnières-sur-Seine de la Fondation Aulagnier expérimente depuis 2018 Diapason 92 (« dispositif innovant d’accompagnement des personnes âgées dans leur maison »). Cette expérimentation consiste à coordonner pour cinq ans des services à domicile pour 30 personnes de plus de 60 ans de GIR 1 à 4, qui devraient entrer en établissement spécialisé, vivant dans les communes d’Asnières-sur-Seine, de Bois-Colombes, de Courbevoie et de La Garenne-Colombes. Selon Emmanuelle Gard, la directrice de l’établissement, « l’objectif de ce dispositif est d’éviter ou de retarder une entrée en Ehpad, de coordonner et de fluidifier les interventions des professionnels, de fluidifier le parcours de personne âgée en s’appuyant sur de nombreux partenariats (SAAD, SSIAD, Clic, CCAS, hôpitaux…) et apporter un soutien et un répit aux aidants ». Et d’ajouter : « En réalité, nous ne sommes pas un Ehpad, nous proposons une offre gériatrique. Nous proposons une solution qui va convenir à l’instant T mais susceptible d’évoluer en fonction des besoins de la personne âgée. »