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Le projet, un effet de mode qui se heurte aux réalités

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En apparence positive, la notion de « projet » envahit tout le champ du médico-social. Grâce à lui, on pourrait mesurer le travail des professionnels, les progrès des bénéficiaires. Mais sans que cela réponde nécessairement à leurs besoins et au risque de la perte de sens pour les travailleurs sociaux, déplore Charles Vafopoulos, éducateur spécialisé.

« Lorsque mon épouse était enceinte, nous nous sommes rendus à l’hôpital pour rencontrer la sage-femme. Après différents contrôles, elle nous a demandé d’établir… un projet de naissance (position de travail ? péridurale ?). C’était notre premier enfant, ma femme était enceinte de trois mois et on attendait de nous de produire un écrit sur ce que nous souhaiterions dans six mois 0sans avoir aucune idée de quand et comment allait vouloir naître ce bébé.

En sortant, j’étais abasourdi par ses battements de cœur, mais aussi parce que l’on me parlait encore de projets : “de naissance”, “immobiliers”, “de soins”, “de voyages”, “humanitaires”, “de fin de vie”… Dans la littérature de management, il peut y avoir des “arbres à projets”, ce qui peut expliquer l’omniprésence de ce terme.

Un choix de mots…

Dans le secteur du médico-social, c’est la loi 2002-2 qui a inauguré les termes de “projet d’accompagnement” (pour les bénéficiaires) “d’établissement” et “associatif”. Avant 2007, l’examen majeur du diplôme d’éducateur spécialisé portait sur une réflexion éducative. Un mémoire pensé comme espace d’échanges, et d’interrogations. Après 2007, l’examen majeur est devenu le projet éducatif, centré autour de son élaboration, sa conduite et son évaluation.

Etymologiquement, le projet, c’est ce que l’on jette en avant. Cela véhicule une image de mouvement, d’avenir… En un mot : ça fait moderne. Idéal pour dynamiser à peu de frais un secteur comme le handicap, et par extension ceux qui y travaillent. Exit l’éducateur plein d’idéaux mais sans données tangibles. L’éducateur spécialisé dans son incapacité à pouvoir se définir en dehors de rétorquer ce qu’il n’est pas (un flic, un prof, un animateur…) a conduit à laisser le champ libre à ce qu’on définisse ce qu’il devrait être. Alors, avec un savoir parcellaire du droit, de la psychologie et de l’accompagnement, il aura une connaissance étendue de l’élaboration, du suivi et de l’évaluation d’un projet.

A première vue, c’est dynamique, c’est tangible. Enfin on peut mesurer un métier qui peine à être réduit à une mise en perspective, en tableurs ou schémas. Et tout ça au profit des bénéficiaires. Voilà pour la théorie.

… qui mène à l’absurde

En pratique, lorsque je travaillais auprès de personnes atteintes de déficiences intellectuelles, j’ai pu avoir une de ces discussions qui, en peu de mots, nous mettent face à l’absurde. Hervé, personne trisomique vivant dans le foyer depuis vingt ans, a vécu l’extraordinaire modernité de se voir attribuer un projet annuel. Face à lui, je relis les grandes lignes de son précédent projet. Nous évoquons l’écart entre son celui-ci et la réalité. L’autonomie, comme maître mot. Hervé rigole, il me demande si on ne peut pas mettre qu’il veut grandir encore et être heureux, une bonne fois pour toutes. Il se fiche éperdument de ce projet, et a néanmoins trouvé un objectif : apprendre à utiliser les transports en commun. Je lui ai alors dit qu’il savait déjà le faire. Il a souri, affirmant qu’on pouvait toujours s’améliorer, et qu’on pourraît ainsi continuer à passer du temps ensemble.

John Lennon a dit un jour que la vie c’est ce qui nous arrive quand on est occupé à prévoir autre chose. Ce que me dit Hervé s’inscrit dans la droite ligne de la pensée du chanteur des Beatles. Chaque aspiration en l’avenir se voit modifiée par le temps lui-même. Pourquoi alors répertorier, dans des colonnes, des actions et des objectifs nécessaires au projet qui peuvent se révéler vains ou instantanément caducs ?

Le monde de l’entreprise, dans sa recherche d’expansion, a, bien avant le social, plébiscité les notions de projet, d’évaluation, d’objectifs, de moyens et de résultats. Cela s’ancre plus globalement dans un programme de recherche de qualité. Et s’il est aisément conceptualisable et louable de rechercher une meilleure qualité de produit pour le client (une voiture par exemple), qu’en est-il de Hervé et de sa vie en foyer ? Car l’erreur première consiste à ne prendre qu’un aspect de l’idéologie d’entreprise et espérer en puiser l’efficacité en partant du postulat qu’elle est efficiente et enviable. Alors, pas de contrepartie financière, pas de prime à l’objectif, d’avancement… un effort sans récompense ? Peut-on compter sur la seule bonne volonté des travailleurs sociaux pour effectuer inlassablement cette poursuite d’objectif et son lot de démarches administratives ?

Car nous pouvons voir également le projet comme une contractualisation, puisqu’il est signé, il engage donc. Mais n’est-ce pas un document opposable de plus, qui vient nous donner une impression de qualité et de contrôle ? Cela est-il réellement un pare-feu suffisant ? Peut-on réellement croire qu’avant la loi 2002-2 et l’avènement du projet, Hervé se voyait systématiquement bafoué dans ses droits et que son institution errait sans buts en se montrant dispendieuse des ressources attribuées ?

Les limites du projet dans le temps

Autre exemple, en service d’accompagnement. Y. devient aveugle à la suite d’une maladie. Cela l’arrête net dans sa vie professionnelle et l’avenir qu’il envisageait. Lors d’une rencontre, je lui explique qu’il nous faut désormais établir son projet. Il me répond qu’il souhaiterait avoir un rencard avec Salma Hayek, car cela lui semble motivant et moins irréalisable que de recouvrer la vue. Autre profil, mais même questionnement : le projet est-il un outil qui peut traduire une aspiration quotidienne comme extraordinaire ?

Si nous considérons le projet dans sa dimension d’évaluation tant pour l’usager que pour l’éducateur, qu’advient-il du projet “Salma Hayek” ? Les avions étant cloués au sol en période de Covid, Salma étant mariée, les probabilités que ce projet aboutisse dans l’année réglementaire semblent faibles même si Y. avait commencé à apprendre l’espagnol. La sentence se fera sentir, Monsieur Y. n’a pas réalisé son projet. Cela le mettra face à l’échec, une entaille de plus dans une estime de soi déjà largement détériorée. De son côté, le chef de service pourra remettre en question le travail de l’éducateur, qui n’a pas mis en œuvre les moyens suffisants pour aider, pardon, accompagnerY. dans son projet. Mais que pensera le directeur qui voit son projet de service mis à mal par l’indisponibilité de Salma ? Enfin, cette vague de mécontentement ira jusqu’au financeur : il verra un projet qu’il peut estimer fantasque mené avec de l’argent public.

Prenons le cas où l’éducateur raisonne Y., tous deux coconstruisant (?) un projet fait d’objectifs tangibles et mesurables. Quelque chose de passionnant qui met à profit les années d’études du travailleur social : l’accompagnement à l’autonomie dans les tâches administratives. On décompte les rendez-vous avec l’éducateur, les documents et courriers traités. Miracle ! La situation 2019 est à jour, oui, mais pour 2020 ? Eh bien, reconduisons l’objectif en changeant les termes. Faisons intervenir des partenaires, ! Ça fait des projets transversaux. Educateur, chef de service, directeur et financeur peuvent se féliciter de ce projet mené à bien. Mais l’usager – qui n’en a pas fait la demande et qui s’est montré bien moins actif que lorsqu’il apprenait l’espagnol pour Salma – ne s’y retrouve pas et le travail de l’éducateur s’appauvrit.

Certes, tout n’est pas négatif dans cette démarche. Mais il convient de s’interroger, et de la mettre en perspective. Son devenir peut inquiéter. En effet, dans les contrats à impact social, qui sont monnaie courante en Grande-Bretagne (voir ASH n° 3164), la dimension de projet de la personne a un impact direct sur la rémunération des investisseurs (et inversement). Au risque d’une marchandisation de nos accompagnements ?

En somme, en projetant, nous donnons de l’ampleur, nous mettons plus de performances dans nos vies et les leurs. Mais au détriment peut-être du sens, du rêve, de la réflexion… Car, au fond, y a-t-il une réelle différence entre un projet immobilier et l’achat d’une maison ? Si oui, avez-vous vraiment envie d’écouter la personne qui va vous l’expliquer ? N’auriez-vous pas le sentiment qu’elle chercherait à vous vendre quelque chose que vous ne souhaitez pas ? Vous éloignant peut-être encore davantage de votre envie initiale.

Oh ! et pour notre projet de naissance, ma femme a accouché 20 minutes après notre arrivée à l’hôpital. Personne n’a songé à ce projet. Nous avons laissé faire la vie et les personnes dont c’était le métier.

Notre fils est né.

Contact : charles.vafopoulos@hotmail.fr »

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