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La prime Covid, aumône pour invisibles

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Les travailleurs sociaux réaliseraient-ils une activité invisible aux yeux des pouvoirs publics et de la société ? C’est l’analyse de Camille Hamel, éducateur en milieu ouvert. Pire, à ses yeux, ces professionnels se seraient résignés à œuvrer dans l’ombre, sans posture protestataire, avec un regard dilué sur le sens de leur mission. Leur identité est – hélas ! – en jeu.

« S’il est aisé et courant pour le travailleur social d’écrire au sujet de ceux qu’il accompagne, cet exercice semble moins évident quand il s’agit de parler de lui, d’expliciter son rôle et d’en défendre la valeur. Cette légitimité à dire s’évaporerait-elle dans l’obscurité de ce métier qui, en dehors du fantasme populaire, reste finalement particulièrement méconnu du grand public ? Parler est compliqué parce que, au-delà d’actes banals du quotidien qui ne paraissent pas nécessiter de véritable qualification, notre réel travail de création du lien ne se voit ni ne se mesure. Ainsi, en dehors de ses frasques, le social n’intéresse que peu, faute de glamour. Il ne représente pas non plus un facteur électoral décisif.

Se pose alors cette question identitaire profes­sionnelle, qui nous parcourt tous. Sans doute existe-t-elle depuis les origines de cette profession, par son héritage historique diffus, provenant tant des confréries religieuses, dans un principe de charité, que de la période post-soixante-huitarde dont a émergé un autre idéal de société.

Quel est donc le sens de notre engagement ? Car il s’agit assurément de cela. Se confronter quotidiennement aux blessures de l’autre, à l’abus, à la violence, à l’injustice, à la condition humaine dans ce qu’elle a de plus angoissante, en espérant en sortir indemne, est une hérésie. Tenter de libérer son concitoyen de ses propres contraintes cloisonnantes qui l’excluent du tissu social est aussi affaire de dévouement. Ce ne peut être en cela un métier dit purement “alimentaire”. Heureusement, d’ailleurs, vu le gel des salaires à l’œuvre depuis dix ans. Après tout, “on ne fait pas ce métier pour l’argent !”, peut-on encore trop entendre, comme s’il était complexant d’envisager qu’il en soit autrement.

Est-ce ce pseudo-sacerdoce qui a toujours empêché notre profession de se coordonner efficacement pour porter une parole politique forte, et d’être réellement reconnue dans sa contribution indéniable à la paix sociale ?

D’aucuns aiment à le souligner : les éducateurs râlent beaucoup mais ne font rien. Cette observation qui prête à sourire est malheureusement d’une justesse confondante. Qu’est-ce qui amène de plus en plus les travailleurs sociaux, pourtant habitués à soigner les maux par les mots, à se complaire dans leurs plaintes silencieuses, à ne plus mettre en exergue leur nature contestataire, au-delà de la zone de la machine à café ?

Professionnels résignés

Il s’agit probablement, non pas tant d’un manque de courage, que d’une forme de résignation insidieusement établie à force de mépris, et de l’acceptation d’une certaine fatalité.

“A quoi bon ! ?”, slogan combien de fois pensé à chaque sursaut d’indignation quant au sort réservé à la protection de l’enfance, dans sa marchandisation et sa logique illogique d’“uberisation”. “C’est comme ça !”, fatalisme dangereux mais désormais enkysté, face au manque de moyens de plus en plus sidérant de l’aide sociale à l’“enfonce”. Mener à bien ses missions de protection auprès d’un public très vulnérable, amené à devenir une partie de la société de demain, relève du cynisme. L’espoir fait vivre. Paraît-il.

Il y a quelques mois, le personnel soignant a été porté en héros par nos gouvernants pour son dévouement et son sens du sacrifice. Pour autant, leur travail de sape du secteur hospitalier public depuis trois décennies range la notion de paradoxe au rayon des doux euphémismes. Il y avait fort à parier que les travailleurs sociaux soient une nouvelle fois les grands oubliés de cette crise sanitaire, tant dans les médias que dans les plus hautes strates du pouvoir. Ces employés du secteur social ont pourtant assuré un travail, certes différent, mais tout aussi complexe, dans les conditions anxiogènes que l’on connaît, pour soutenir les plus fragiles.

A leur décharge, les considérations de la population, en temps de crise, se focalisant davantage sur les denrées alimentaires non périssables et la gestion de leur évacuation naturelle, il est légitime que notre action sociale auprès des personnes vulnérables interpelle moins nos représentants. Car dans l’inconscient collectif, finalement, “chez ces gens-là, on n’vit pas, Monsieur, on triche !”, comme le chantait Brel. Ces derniers seraient responsables de leur sort misérable, alors pourquoi s’en préoccuper ? Mieux, accablons-les ! Voilà un formidable coupable de plus pour mieux diviser.

A être les soignants de ce qui ne se voit pas, de ce qu’on ne veut pas voir, ou de ce qui ne mérite pas d’être vu, nous finissons par être assimilés à ceux que nous aidons, dans une forme d’invisibilisation.

Si l’ignorance dont font preuve éhontément les gouvernements successifs à l’égard de notre action et de notre qualification est devenue plutôt commune, tendant à alimenter un sentiment de dévalorisation persistant de la profession, ce manque de reconnaissance de la part de ceux-là mêmes qui nous embauchent est d’une violence sourde autrement plus significative.

Charité gouvernementale

Après la prime de Noël 2018, qui a pu laisser un goût amer au regard de ce qui pouvait être attribué çà et là, voici donc venir la prime Covid… Et sans grande surprise, la désillusion du geste ! Si nous pouvons pour beaucoup nous estimer heureux d’avoir vu nos salaires maintenus intégralement durant le confinement, quel que soit le “rendement”, nous sommes toutefois en droit de ressentir une ambivalence quant à cette prime dispensée par nos financeurs.

Alors même que peu imaginaient pouvoir en bénéficier, ne comptant point sur un élan de reconnaissance soudain (fichue résignation), est-il possible de critiquer cette démarche inattendue sans éprouver une certaine culpabilité, un sentiment d’indécence ?

Pourtant, sans évoquer par ailleurs leur grande disparité, les montants alloués par les départements paraissent dérisoires, notamment au regard des importants écarts constatés avec les services qui bénéficient d’un financement de la PJJ ou des ARS. A cela s’ajoutent, en vue d’une répartition censément équitable entre les salariés, des modes de calcul intra-associatifs aux critères relativement flous.

Tout cela tend à rendre ces sommes et les annonces faites par le gouvernement encore plus pathétiques, nous laissant au demeurant perplexes. Notre condition de travailleur social exige-t-elle d’accepter avec la plus grande gratitude l’“aumône” qui nous est généreusement accordée, sans nous sentir insultés ? Peut-être aurait-on pu également attendre de nos employeurs directs qu’ils participent davantage à cet effort de reconnaissance, afin d’éviter à cette prime de passer une nouvelle fois pour de la charité gouvernementale déplacée…

Tout cela est, certes, bien subjectif et pourrait donc laisser poindre une indignation manifeste en plus haut lieu. L’éducateur, cet être constamment dans l’opposition, résistant à tout changement, et surtout éternel mécontent !

Pour autant, cela n’enlève rien à cette insatisfaction bien réelle qui s’accumule d’année en année et qui nous abîme en tant que salariés, en tant que personnes, bien plus parfois que la dégradation des situations rencontrées dans notre quotidien de professionnels, pour lequel nous sommes malgré tout relativement formés et outillés. Car aucune formation, aucune réunion d’équipe, aucune analyse des pratiques professionnelles ne peut venir étayer ce manque de reconnaissance global.

Cette question identitaire de la profession, évoquée en préambule, ce geste charitable nous la rappelle avec force, nous ramenant ainsi aux origines chrétiennes de notre action. La boucle est bouclée. Nos fins de mois un peu moins. »

Contact : camille.hamel76@free.fr

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