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“Le flou entoure l’idée de “radicalisation””

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L’enquête réalisée par ces trois sociologues montre la complexité du travail social auquel ont été confrontés les professionnels du premier et unique centre de déradicalisation français, ouvert en 2016 à Pontourny, en Indre-et-Loire. Elle plaide également pour une meilleure définition du concept de « radicalité ».
Dans quel contexte est né le centre de déradicalisation de Pontourny ?

Le projet d’ouvrir des centres de prévention pour contrer les phénomènes de « radicalisation » s’est précisé après les attentats de 2015, notamment après ceux du 13 novembre (contre le Stade de France, le Bataclan et des bars et restaurants dans Paris). En 2016, le gouvernement de Manuel Valls a décidé d’un plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme. Parmi les 80 mesures annoncées, l’une d’elles proposait d’ouvrir dans chaque région un « centre de réinsertion et de citoyenneté dédié à l’accueil des radicalisés ou en voie de radicalisation avec hébergement ». Sur les 13 centres prévus, un seul a vu le jour, à Pontourny, en Indre-et-Loire. L’objectif était d’accueillir en internat, sur une période de dix mois, des jeunes « volontaires en voie de radicalisation » (ni fichés S, ni sous main de justice) afin de leur faire suivre un parcours de désengagement avec des formations spécialisées, des cours sur l’histoire de France… ; un parcours citoyen comprenant des visites mémorielles et des rites patriotiques ; un suivi médico-social assuré par des éducateurs et des psychologues et psychanalystes. Il était également envisagé qu’ils élaborent un projet professionnel en lien avec les missions locales.

Comment fonctionnait le dispositif et qui étaient les jeunes accueillis ?

Le cadre de vie s’inspirait à la fois des centres éducatifs fermés et des établissements publics d’insertion de la Défense (Epide). Il s’agissait donc d’un cadre strict, avec un emploi du temps très serré pour les jeunes en matière de formations, qui devait promouvoir une adhésion à la République à partir d’outils de socialisation de conception militaire. Là, tout le monde, équipes et pensionnaires, portait l’uniforme et, le vendredi, il fallait assister à la levée des couleurs et chanter La Marseillaise. Au total, le centre n’a accueilli que neuf pensionnaires. Il a été très difficile de trouver des jeunes répondant au profil initialement attendu et, surtout, qui soient volontaires : il est rare qu’une personne en voie de radicalisation se définisse comme telle et, plus encore, qu’elle l’envisage comme un problème. D’après un rapport sénatorial sur le sujet, seulement 60 personnes parmi les milliers signalées aux cellules préfectorales ont été présélectionnées et, parmi elles, moins d’un tiers ont donné un accord de principe. Pour résumer, le public ciblé était quasi introuvable.

Pourquoi cette expérience pilote devant servir de modèle s’est-elle arrêtée au bout de onze mois ?

Quelques mois après son ouverture effective, en février 2017, il n’y avait déjà plus aucun pensionnaire, les derniers départs s’étant effectués le mois précédent, peu de temps après que la presse révèle qu’un des pensionnaires était fiché S et entretenait des liens avec les attaquants du Bataclan. Mais c’est surtout le départ en décembre 2016 du porteur du projet, Manuel Valls, puis le contexte des élections présidentielles qui ont précipité la fin de l’expérience. Les cellules préfectorales chargées de faire remonter les dossiers ont cessé de le faire. Il n’y a donc plus eu d’entrée et, progressivement, le travail s’est arrêté.

Les éducateurs étaient-ils suffisamment formés à ce travail ?

D’une manière générale, personne n’est réellement préparé à ces nouveaux publics car on a peu de recul sur le phénomène. Mais cette question en appelle d’autres, qui nous ont interpellés : s’occuper de ces jeunes est-il un travail social comme un autre ? Et qui est le mieux placé pour le faire ? Il y a eu des conflits dans le centre autour de ces questions, en particulier entre deux pôles qui revendiquaient être les plus légitimes et compétents pour un tel travail. Pour mieux saisir ces débats, il faut savoir que le CPIC [centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté] s’est construit dans les locaux et avec une partie des personnels d’un ancien établissement de l’aide sociale à l’enfance : des personnels éducatifs relevant du travail social classique auxquels s’est greffée une direction locale recrutée pour son expérience en Epide [établissement pour l’insertion dans l’emploi] mais ne disposant pas de qualification dans le travail social. Alors que les « anciens » éducateurs ont vite considéré que ces jeunes n’étaient pas si différents, voire moins dangereux que d’autres, l’équipe de direction a insisté pour souligner la spécificité des publics, leur dangerosité, leur rupture avec la République, avec la France. Une manière de défendre la légitimité d’une nouvelle approche et de nouveaux professionnels. Au final, les « anciens » ont été marginalisés par la direction, fortement remis en cause et remplacés par des profils moins qualifiés et moins critiques.

Vous évoquez l’impensé de la pratique religieuse. Y a-t-il des limites à une prise en charge socio-éducative ?

Ce qui est certain, c’est qu’aucun des personnels n’a été formé à la question religieuse. Sur ce plan particulier, les premiers temps du centre ont été compliqués. Les éducateurs étaient démunis face à la demande des jeunes, qui tenaient à tout prix à prier cinq fois par jour à heures fixes, alors que rien n’était prévu dans le programme (les prières étaient réservées à l’espace privé, aux chambres). Les personnels étaient bien en peine d’imposer le cadre envisagé à des jeunes qui étaient volontaires. Ils ont donc manqué d’arguments, n’ont pas su comment se positionner. Le recrutement, après quelques semaines, d’un aumônier musulman a permis d’apporter les arguments théologiques qui faisaient jusque-là défaut aux équipes. Il s’agit là de l’un des résultats de l’enquête, qui plaide pour une prise en charge… religieuse du religieux.

Où en est-on aujourd’hui de la prévention de la radicalisation des jeunes ?

Cette problématique s’est imposée dans le débat public. Il existe un très grand nombre d’acteurs spécialisés, porteurs de lectures différentes (psychanalytique, sociale, politique…), qui se placent aujourd’hui sur le « marché » de la prévention de la radicalité – si l’on peut utiliser cette expression. Les attentes sont si fortes que cet espace est très concurrentiel. Cette question reste très épineuse, personne ne proposant d’approche ayant réellement fait la preuve de son efficacité.

Quels enseignements tirez-vous de votre enquête ?

Le principal enseignement que nous en retirons est bien que les difficultés du centre sont indissociables du flou qui entoure toujours l’idée même de « radicalisation ». Pour pouvoir agir sur un phénomène, il faut pouvoir le décrire et le comprendre objectivement. Or, aujourd’hui, on mélange tellement de choses dans cette idée de « radicalisation » que la construction d’une prise en charge est très difficile. L’impasse de la « déradicalisation » est d’abord le fruit de notre incompréhension à définir clairement où commence et comment se manifeste la « radicalité ».

Maîtres de conférences

à l’université de Tours, Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen sont co-auteurs du livre Un impossible travail de déradicalisation (éd. érès).

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