Vous l’avez peut-être croisé, ce junkie en manque de sa dose, les yeux hagards et la démarche titubante, ânonnant des phrases sibyllines d’un ton inspiré. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », vous souffle-t-il en vous croisant au détour d’une rue déserte, confinement oblige. Vous sursautez, apeuré. Que vous veut donc cet homme étrange ? « Je n’ai rien sur moi », vous défendez-vous mollement en accélérant le pas. Mais il insiste, il vous suit, sa voix se fait pressante. « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas », vous susurre-t-il d’un ton lancinant. C’est sûr, il divague. Il l’a sans doute tuée, sa mère ! Et son père avec. Et le prochain, c’est vous, si vous ne lui donnez pas ce dont il a besoin, là, tout de suite. Vous essayez de vous dégager. Mais l’importun est tout contre vous maintenant, vous êtes acculé, dos au mur de la librairie fermée depuis le confinement… « Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… » Cette phrase semble tout droit sortie des abîmes, et pourtant… Ces mots, vous les connaissez. Du fin fond de votre mémoire engourdie par la peur, ils surgissent, limpides, sonores. Vous répondez en tremblant : « Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. » Le junkie recule, ébahi. Subjugué. « T’en as ? », vous implore-t-il. C’est important. Essentiel, même. Une question de vie ou de mort. Le manque, c’est quelque chose de terrible. C’est la recherche frénétique de la petite dose qui fera tenir quelques heures, quelques jours, jusqu’à la prochaine. « Attends, j’ai peut-être quelque chose pour toi. » Dans ses yeux, un espoir infini. Vous fouillez frénétiquement votre sac. Un stylo, des clés, non, ça ne va pas. A côté de vous, l’inconnu s’agite, ses mains semblent tressauter sans qu’il puisse en reprendre le contrôle. Un téléphone, une boîte de paracétamol… Oui, sauvé ! Vous brandissez triomphalement votre trouvaille : une notice soigneusement pliée, simple feuille pleine de mots en tout petits caractères. Le junkie s’en empare avidement, ses yeux se jettent sur les lettres et les mots si doux à prononcer. « Pharmacothérapeutique »… Il frémit. « Antipyrétique »… Il jubile. « Troubles du fonctionnement du foie »… A ces mots, il libère un râle puissant, c’est l’extase, l’orgasme, le délire vocabulo-mystique. Vous en profitez pour vous éclipser discrètement, le junkie a eu sa dose, il passera sans doute plusieurs heures à lire et relire cette notice médicamenteuse, froissant le mince papier entre ses doigts râpés par des heures d’effeuillage de livres désormais interdits, les yeux usés d’avoir lu et relu mille fois les mêmes mots, ces mots confinés entre les murs des librairies abandonnées.
Dystopie ? Pas si sûr. Un jour, la voix des intello-bibliophiles couvrira le soupir agonisant des mourants, et d’aucuns préféreront sauver des commerces de livres pleins de mots plutôt que des hôpitaux de vieux pleins de maux. D’ici là, soyons inventifs. Il nous reste les boîtes à livres, les prêts, les liseuses… et les dizaines de livres pas encore lus de nos bibliothèques.