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La laïcité, oui, mais laquelle ?

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Difficile à définir parce que partagée entre deux conceptions, libérale et coercitive, la laïcité est souvent dévoyée. Avec des conséquences directes pour les travailleurs sociaux.

« Comme après chaque tragédie qui frappe durement la société française, et notamment lorsque le “religieux” est pointé du doigt, nombre de commentateurs en appellent à la laïcité pour résoudre la question de la radicalisation. C’est ce qui explique le mauvais procès qui est fait en ce moment à l’Observatoire de la laïcité, à son président, Jean Louis Bianco, et à son rapporteur général, Nicolas Cadène, alors que tous deux ont adopté pendant plusieurs années une démarche peu spectaculaire mais endurante et pédagogique, visant à donner, dans un contexte sensible, une information juste et nuancée pour aider les institutions publiques et privées à mieux mettre en pratique ce principe fondamental souvent mal compris.

Il existe, en effet, un relatif consensus en France pour défendre la laïcité. Mais, quand on creuse un peu les significations que les uns ou les autres y rapportent, cette belle unanimité se fissure. Rompus à une laïcité plus anticléricale que respectueuse de l’expression religieuse ou ignorants de la loi, beaucoup parmi nous, et parfois les enseignants et les travailleurs sociaux, sont tentés de brandir la séparation des Eglises et de l’Etat comme une arme ou une protection contre les religions, et notamment contre l’islam. Cette instrumentalisation de la laïcité a deux effets majeurs sur les personnes accusées de ne pas la respecter : un sentiment d’exclusion pour celles et ceux dont les convictions religieuses sont une part importante de leur identité, et une communautarisation des comportements dont profitent ceux qui voudraient, pour des raisons politiques, instaurer une frontière étanche entre “Français musulmans” et “Français républicains”.

Retenons cependant que, déjà en 1905, la loi de séparation qui concernait quasi exclusivement le catholicisme romain, donna lieu à de vifs débats opposant les défenseurs d’une loi coercitive interdisant tous les signes d’appartenance religieuse dans l’espace public à ceux qui lui préférèrent une version plus libérale visant, non pas à interdire l’expression religieuse, mais à soustraire l’Etat et ses institutions à son emprise tout en protégeant la liberté des cultes. C’est cette seconde approche qui l’emporta alors, mais, de fait, la controverse initiale continue d’exercer ses effets en divisant la France en deux : ceux qui mettent uniquement en avant la dimension coercitive de la laïcité, au risque de la dévoyer, et ceux qui y voient au contraire son caractère libéral, au risque d’aller au-delà de ce qu’elle autorise.

La visibilité de l’islam et les recours ostensibles au religieux ont fait resurgir les débats qui avaient divisé les députés lors du vote de la loi de séparation de 1905. Ces controverses révèlent les tensions sociales qui fracturent la société française en opposant les minorités, souvent musulmanes, aux catégories dominantes, attachées à la neutralisation du fait religieux dans l’espace public. Le conflit religieux se double d’un rapport de classes où se percutent les questions sous-jacentes de l’égalité femmes-hommes et des discriminations. Au point que le Rassemblement national, pourtant traditionnellement attaché aux valeurs chrétiennes, s’est emparé de manière opportuniste à la fois de la laïcité et de la lutte contre l’antisémitisme pour mieux dénoncer l’“islamisation” de la société française.

Pour mieux appréhender le dévoiement qui frappe le principe de laïcité en France, on peut identifier ci-après cinq affirmations fréquentes et contestables :

“La laïcité serait une valeur républicaine”… On ne compte plus les textes ou les discours élevant ce principe au rang de “valeur républicaine”. Et les chartes se sont multipliées dans les institutions publiques et privées, notamment dans celles sociales et médico-sociales, pour en rappeler l’importance, au risque d’en épuiser le pouvoir protecteur et d’en faire une catéchèse aussi prescriptrice que les dogmes religieux.

Pourtant, la laïcité n’est pas une valeur. Dans une valeur, on peut croire ou ne pas croire, la respecter ou la remettre en cause. Or la laïcité est d’abord et avant tout un régime juridico-politique qui s’impose à tous les citoyens, qu’ils y croient ou non. “En évoquant la valeur de quoi que ce soit, explique le philosophe Michaël Foessel, on s’épargne la peine de définir ce dont on parle pour ne retenir que le seul fait que cette chose est désirable”(1). Il en est bien ainsi pour la laïcité qui, réduite à une “valeur”, perd son caractère d’obligation légale et devient une conviction personnelle qui dépend du bon vouloir de chacun. La République est avant tout constituée de normes d’égalité et de justice. Chacun a le droit d’exprimer ses valeurs, mais c’est au droit qu’il revient de dire la règle qui vaut pour tout le monde et contribue au bien commun.

“La République serait une, indivisible, laïque et sociale”… Cette proclamation, souvent évoquée dans les manuels scolaires et même relayée par des professeurs de l’Education nationale ou des hommes politiques mal informés, est inexacte. En effet, l’article 1er de la Constitution dit : “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.” On n’y parle nullement d’une unicité du pays, qui laisserait penser qu’il est taillé dans un seul bloc et, au-delà, que l’on pourrait définir une “identité nationale” fondée sur des racines chrétiennes. Bien au contraire, le texte de 1958 ajoute que la République “respecte toutes les croyances”, insistant davantage sur la diversité des opinions que sur le conformisme cher aux courants de pensée identitaires. De plus, si l’unicité républicaine était bien constitutionnelle, explique l’historien Jean Bauberot, elle ne pourrait s’accommoder des systèmes dérogatoires dont bénéficient certains territoires qui échappent à la loi de 1905. Comme l’Alsace-Moselle, qui est encore régie par le droit des cultes issu du concordat de 1802, ou encore certains territoires d’outre-mer, où ce sont les décrets-lois “Mandel” de 1939 qui sont au principe du droit local. Aussi séduisante que puissent la trouver les thuriféraires d’une laïcité “indivisible”, on constate que tous les Français ne sont pas soumis aux mêmes lois de séparation des Eglises et de l’Etat…

“L’expression religieuse serait réservée à la sphère privée”… Les faits religieux sont éminemment sociaux. On peut en parler, en débattre, les enseigner comme tout autre sujet. Vouloir les cantonner à la sphère privée est tout à la fois impossible et juridiquement infondée. Il faudrait alors interdire les processions, les fêtes religieuses, les rituels collectifs, les cérémonies comme les mariages ou les enterrements, mais aussi les émissions de radio ou les médias de presse écrite comme Le Monde des religions ou La Croix. Par conséquent, la laïcité n’exclut nullement l’expression publique de l’appartenance religieuse. Elle lui donne juste un cadre qui, par exemple, peut limiter son exercice si elle vient troubler l’ordre public ou qu’elle introduit des discriminations.

“La laïcité garantirait l’égalité femmes-hommes”… On ne contestera pas que les religions, et notamment les religions monothéistes, ne sont pas des modèles d’égalité entre les femmes et les hommes. Bien plus, certaines pratiques observables surtout dans les mouvements les plus rigoristes maintiennent les femmes dans un statut de non-citoyenneté et les rabaissent à des fonctions subalternes en les rendant dépendantes de leur père ou de leur mari. La liste serait longue de toutes les dispositions sociales qui ont ponctué l’histoire des religions pour maintenir les femmes dans cet état de subordination. Mais la sécularisation de la société n’a pas réglé cette question. La perte d’influence des religions n’a pas empêché les sociétés modernes de prolonger autrement la domination des hommes sur les femmes, démontrant par là que les rapports sociaux ne se réduisent pas au poids du religieux. “Longtemps, rappelle le philosophe Joël Roman, les laïcs ont été de tièdes partisans du droit de vote des femmes, quand ils ne s’y sont pas clairement opposés, pour certains d’entre eux, au motif de l’emprise cléricale sur les femmes.”

“La laïcité serait un athéisme”… L’athéisme (qui vient du grec atheos, dont la signification littérale est “privé de dieu”) désigne aujourd’hui plutôt la conception de celui qui récuse toute existence divine et, parfois, une forme d’anticléricalisme virulent. La laïcité, dispositif juridique qui reconnaît toutes les convictions religieuses sous réserve qu’elles ne troublent pas l’ordre public, ne peut être assimilée à un athéisme puisqu’elle ne se prononce pas sur l’existence ou non de dieu(x). Il faudrait donc plutôt parler, pour l’Etat laïc, d’un “agnosticisme institutionnel” selon l’expression du philosophe Paul Ricœur, un Etat qui ne tranche ni pour les croyants ni pour les incroyants, mais qui protège les convictions de chacun et donne le droit de croire ou de ne pas croire.

Si nous voulons lutter efficacement contre toutes les formes de fanatisme, redonnons à la laïcité son pouvoir intégrateur sans disqualifier les appartenances religieuses, comme a su si bien le faire l’Observatoire de la laïcité, dont nous déplorons avec de nombreux intellectuels la possible dissolution. C’est ainsi que nous pourrons rendre hommage au courage critique de Samuel Paty, l’enseignant de Conflans-Sainte-Honorine assassiné le 16 octobre dernier. »

Notes

(1) « Oublier les valeurs », M. Foessel – Chronique « philosophique » du 14-01-16 sur libération.fr – A lire via le lien bit.ly/381zWzh.

(2) Eux et nous, J. Roman – Ed. Fayard, 2013.

(3) La critique et la conviction. Entretiens avec François Azouvi et Marc de Launay, P. Ricœur – Ed. Calmann-Lévy, 1995.

Contact : daniel.verba@orange.fr

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