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« Délit de solidarité » et principe de fraternité

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Où s’arrête la liberté d’aider autrui ? Que risquent pénalement les humanitaires et les bénévoles en apportant leur aide à des étrangers en situation irrégulière sur le sol français ? Zoom sur une législation en constante évolution.

Les notions de « solidarité » et de « fraternité » sont complémentaires. La solidarité peut se définir comme une mesure sociale imposée à l’ensemble de la population par l’Etat. L’exemple de la sécurité sociale est une illustration frappante qui repose sur un système de solidarité. En effet, le principe est que « chacun cotise selon ses moyens mais reçoit selon ses besoins ». La fraternité, à l’inverse, est un sentiment qui n’est pas imposé par les autorités et que chacun est libre de ressentir. La fraternité se rapproche ainsi de la notion d’entraide. Elle compte parmi les valeurs de la République française et est reprise dans le préambule et l’article2 de la Constitution de 1958. Ce dossier vise à examiner les concepts de solidarité et de fraternité, principalement à travers le délit d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers des étrangers en France, couramment appelé « délit de solidarité ». Il reviendra aussi brièvement sur la question des arrêtés anti-mendicité. S’agissant du « délit de solidarité », le droit français s’est progressivement développé à compter du milieu du XXe siècle au gré des politiques publiques successives (I). A la fin des années 1990, le législateur a intégré des immunités pénales applicables d’abord aux membres de la famille de l’étranger avant de les étendre à certaines personnes morales ou physiques (II). Depuis 2012, le « délit de solidarité » a évolué et le principe de fraternité a été tardivement consacré par le Conseil constitutionnel (III).

I. L’évolution des politiques publiques et des sanctions

La notion de « délit de solidarité » est née dans les années 1990 sous l’impulsion du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). A cette époque, des poursuites étaient initiées contre des réseaux mafieux et des trafiquants mais également contre des associations venant en aide aux étrangers sans papiers à titre désintéressé. Le « délit de solidarité » se définit donc comme « le risque, pour les militants des associations d’aide aux immigrés ou pour les particuliers, de se voir mis en examen et condamné pour aide au séjour irrégulier, au même titre que les organisateurs de filières d’immigration clandestine » (site du gouvernement – Vie publique, « Du délit de solidarité au principe de fraternité : lois et controverses »).

A. La naissance du « délit de solidarité »

L’infraction d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers des étrangers en France est apparue pour la première fois dans un décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers. Ce dernier prévoyait une peine comprise entre 1mois et 1an d’emprisonnement pour « tout individu qui, par aide directe ou indirecte, aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger ».

Cette infraction a ensuite été reprise après la fin de la Seconde Guerre mondiale par l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. La peine prévue par ce texte était de 1 mois à 1 an d’emprisonnement, à laquelle s’ajoutait une amende comprise entre 600 et 12 000 francs.

B. Un durcissement du régime

Par la suite, les législations successives ont aggravé la peine encourue, durcissant toujours plus le régime.

• La loi du 11 mai 1998, dite « loi Chevènement », a inséré à l’ordonnance de 1945 un alinéa prévoyant que l’infraction réalisée en bande organisée était punie de 10 ans d’emprisonnement et de 5 000 000 francs d’amende (loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile, art. 12).

• En 2003, cette peine, aggravée de 10 ans d’emprisonnement et 750 000 € d’amende, a notamment été étendue aux infractions « commises dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente » ou encore à celles qui « ont pour effet de soumettre les étrangers à des conditions de vie, de transport, de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité de la personne humaine » (loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, art. 29).

A présent, l’infraction d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers des étrangers en France est codifiée dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit s’asile (Ceseda). L’article L. 622-1 du Ceseda dispose que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de 5ans et d’une amende de 30 000 € ». La peine encourue est 10ans d’emprisonnement et 750 000 € d’amende lorsque l’infraction est notamment commise en bande organisée (Ceseda., art. L. 622-5).

A noter : Le législateur a également prévu des peines complémentaires à la peine d’emprisonnement et à l’amende comme l’interdiction de séjour, la suspension du permis de conduire, le retrait temporaire ou définitif de l’autorisation administrative d’exploiter un service de transport, l’interdiction d’exercer l’activité professionnelle ou sociale à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise ou encore l’interdiction du territoire français (Ceseda, art. L. 622-3).

II. La consécration des immunités pénales et leur développement

Au-delà du durcissement du régime applicable au « délit de solidarité » se sont développées, parallèlement, un ensemble d’immunités pénales.

A. L’immunité familiale

A compter de 1996, le législateur a instauré une immunité familiale (loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire, chapitre IV). Au départ, cette immunité concernait uniquement le délit d’aide au séjour irrégulier d’un étranger et s’adressait aux ascendants ou descendants de l’étranger ainsi qu’au conjoint de l’étranger, sauf lorsque les époux étaient séparés de corps ou autorisés à résider séparément. La famille de l’étranger pouvait donc être poursuivie pour l’aide à l’entrée ou à la circulation de l’étranger en situation irrégulière.

Quelques années plus tard, les immunités ont été étendues. Elles ont alors concerné les ascendants ou descendants de l’étranger, leur conjoint, les frères et sœurs de l’étranger ou leur conjoint ainsi que le conjoint de l’étranger ou la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui (loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile, art. 12).

B. L’immunité humanitaire

Dès 1998, la loi avait prévu une immunité pour les associations à but non lucratif à vocation humanitaire dont la liste aurait été fixée par arrêté du ministre de l’Intérieur et les fondations qui apportant, conformément à leur objet, aide et assistance à un étranger en situation irrégulière (loi n° 98-349 du 11 mai 1998, art. 13). Cependant, le Conseil constitutionnel a déclaré cet article contraire à la Constitution et a précisé qu’en application du principe de légalité des délits et des peines, « il appartient au juge (…) d’interpréter strictement les éléments constitutifs de l’infraction (…) notamment lorsque la personne morale en cause est une association à but non lucratif et à vocation humanitaire, ou une fondation, apportant, conformément à leur objet, aide et assistance aux étrangers » (Conseil constitutionnel, décision n° 98-399 DC, 5 mai 1998).

En 2003, les autorités ont élargi l’immunité aux personnes physiques et morales qui aident les étrangers en situation irrégulière « lorsque l’acte reproché était, face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ou s’il a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte » (loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, art. 28). L’ordonnance du 2 novembre 1945 a par la suite été codifiée dans le Ceseda aux articles L. 622-1 et suivants.

Enfin, en 2012, l’immunité conférée aux personnes morales et physiques a été modifiée. Elle s’applique « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci » (loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 relative à la retenue pour vérification du droit au séjour et modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires et désintéressées, art. 12).

Les notions de « désintérêt » et d’« aide » afin de préserver la dignité et l’intégrité physique permettent en conséquence de bénéficier de l’immunité.

III. La fin du « délit de solidarité » ?

La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) a publié, le 18 mai 2017, un avis intitulé « Mettre fin au délit de solidarité ».

A. Les recommandations de la CNCDH

La CNCDH relève que les personnes venant en aide aux migrants encourent de lourdes sanctions et font parfois l’objet de condamnations. Elles peuvent par exemple être sanctionnées si elles aident des étrangers à traverser la frontière. De surcroît, la Commission constate que l’immunité conférée aux personnes morales et physiques est très difficilement remplie, alors que l’aide apportée est totalement désintéressée. Ainsi, dans l’hypothèse d’un bénévole dispensant des cours d’alphabétisation à un étranger en situation irrégulière, aucune exemption ne pourra être retenue. L’alphabétisation n’est, en effet, pas reconnue comme nécessaire pour préserver la dignité ou l’intégrité physique de l’individu. Les collectivités peuvent aussi prendre des mesures pour empêcher ou restreindre la mise en place d’actions humanitaires. A titre d’exemple, la mairie de Calais a souhaité interdire par le biais d’arrêtés la distribution de repas aux étrangers en situation irrégulière, ces arrêtés ayant cependant été annulés par le tribunal administratif de Lille (TA Lille, 22 mars 2017, n° 1702397).

La CNCDH considère aussi que ces restrictions sont contraires à la directive européenne 2002-90 du 28 novembre 2002, qui sanctionne uniquement l’aide au séjour apportée à but lucratif. Contraires aussi à certaines recommandations de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance. En outre, la CNCDH estime que l’aide et l’accompagnement aux étrangers sont « légitimes au regard de la protection des droits fondamentaux ». Elle condamne ainsi toutes les entraves apportées à cette solidarité et émet les recommandations suivantes :

• la modification de l’article L. 622-1 du Ceseda afin que seule l’aide dans un but lucratif soit sanctionnée ;

• le non-recours à des délits annexes pour intimider les personnes physiques et morales qui aident les étrangers (par exemple, le délit d’outrage ou le délit d’entrave à la circulation d’un aéronef) ;

• le renforcement par les pouvoirs publics des capacités d’accueil et d’accompagnement des personnes en situation irrégulière sur le territoire français.

B. La reconnaissance constitutionnelle du principe de fraternité

Face à la multiplication des litiges et à certaines lacunes de la loi, une question prioritaire de constitutionnalité sur la conformité des articles L. 622-1 et L. 622-4 du Ceseda à la Constitution de 1958 a été portée par plusieurs militants devant le Conseil constitutionnel en 2018. Les requérants estimaient que ces dispositions légales méconnaissaient le principe de fraternité puisqu’elles ne s’appliquaient pas à l’entrée et à la circulation d’un étranger et qu’il n’existait pas d’immunité humanitaire pour tout acte effectué à but non lucratif.

Le Conseil constitutionnel (CC, décision n° 2018-717/718 QPC, 6 juill. 2018) a reconnu pour la première fois la valeur constitutionnelle du principe de fraternité et précisé qu’il découle de ce principe « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire ». De plus, il a élargi le champ d’application de l’immunité pénale, estimant que les dispositions légales relatives à la liste limitative des actes d’aide susceptibles d’être protégés (conseils juridiques, prestations d’hébergement ou de restauration…) « ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant en outre à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire ». Il a par ailleurs étendu les immunités pénales à l’aide à la circulation des étrangers, mais il a refusé d’inclure l’entrée irrégulière puisqu’elle « fait naître par principe une situation illicite ».

Suite à cette décision, le législateur est intervenu pour inclure l’aide à la circulation des étrangers dans l’article L. 622-4 du Ceseda et modifier l’immunité réservée aux personnes physiques et morales pour inclure les actes n’ayant donné lieu à aucune contrepartie directe et indirecte et ayant consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide « apportée dans un but exclusivement humanitaire » (loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, art. 38).

C. Quelle portée pour l’immunité humanitaire ?

En février dernier, la chambre criminelle de la Cour de cassation (Cass. crim., 26 févr. 2020, n° 19-81561) a été amenée à se prononcer sur l’étendue de l’immunité humanitaire issue de la loi du 10 septembre 2018. Dans cette affaire, une personne était poursuivie pour l’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers de plusieurs étrangers en France. En effet, en 2017, il avait transporté dans son véhicule quatre ressortissants maliens et libyens. La Cour de cassation a d’abord précisé qu’il n’était pas nécessaire de démontrer la détresse de l’étranger aidé pour bénéficier de l’immunité. De surcroît, elle a estimé que l’immunité humanitaire n’était pas limitée aux actions purement individuelles et humanitaires et pouvait s’appliquer aux actions non spontanées et militantes exercées au sein d’une association. En revanche, la Cour a indiqué que l’immunité ne peut être étendue à l’aide apportée « aux fins de soustraire sciemment des personnes étrangères aux contrôles mis en œuvre par les autorités ».

A noter : Les débats et les affaires autour du « délit de solidarité » ne semblent pas terminés. Des manifestations sont régulièrement organisées aux abords des juridictions pour soutenir les militants. Tel a été le cas cet automne devant la cour d’appel de Lyon en soutien à Pierre-Alain Mannoni, un enseignant niçois qui avait aidé à transporter illégalement trois Erythréennes en France en 2016. Il a été relaxé en appel le 28 octobre dernier.

Les immunités pénales EN vigueur (Ceseda., art. L. 622-4)

1. Ascendants ou descendants de l’étranger, de leur conjoint, des frères et sœurs de l’étranger ou de leur conjoint.

2. Conjoint de l’étranger, de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui, ou des ascendants, descendants, frères et sœurs du conjoint de l’étranger ou de la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui.

3. Toute personne physique ou morale lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire.

Pour précision, « les exceptions prévues aux 1 et 2 ne s’appliquent pas lorsque l’étranger bénéficiaire de l’aide à la circulation ou au séjour irréguliers vit en état de polygamie ou lorsque cet étranger est le conjoint d’une personne polygame résidant en France avec le premier conjoint » (Ceseda., art. L. 622-4).

A noter : Ces immunités ne portent pas sur l’aide à l’entrée en France. Elles concernent seulement l’aide au séjour et à la circulation sur le territoire français.

Arrêtés « anti-mendicité » et principe de fraternité

En août 2018, une personne sans domicile fixe avait saisi en référé le tribunal administratif de Besançon. Elle sollicitait la suspension d’un arrêté municipal interdisant à certaines périodes de l’année la mendicité dans le centre-ville de Besançon. Son recours se fondait notamment sur l’atteinte au principe de fraternité, dont la valeur constitutionnelle avait été reconnue quelques semaines plutôt par le Conseil constitutionnel.

Le juge des référés (TA Besançon, 28 août 2018, n° 1801454) a d’abord considéré que le moyen tiré de l’atteinte au principe de fraternité était recevable. Mais il a estimé que « le principe de fraternité n’implique que la liberté fondamentale d’aider autrui dans un but humanitaire » et ne confère donc pas le droit de mendier. De surcroît, le juge a reconnu l’existence d’une atteinte à la liberté d’aider autrui. Néanmoins, la requête a été rejetée car, la juridiction a estimé que cette atteinte n’était ni suffisamment grave, ni manifestement illégale. D’une part, les témoignages de riverains faisaient état de troubles à l’ordre public dans le centre-ville (mendicité, consommation d’alcool, rassemblements…) et d’autre part, la mesure était limitée dans l’espace et le temps, car seul le centre-ville était concerné et seulement à certaines périodes de l’année.

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