Ce rapport s’appuie sur un travail d’enquête de deux ans mené par une équipe de travailleurs sociaux exerçant en prévention spécialisée pour l’association Apsis-Emergence(1). Il entend répondre à un phénomène grandissant auquel sont confrontés les éducateurs de rue qui ont de plus en plus de mal à rencontrer en face-à-face les jeunes des quartiers dont ils sont censés s’occuper. Cette difficulté est liée à l’extension de la pratique des réseaux sociaux numériques par ces publics. L’idée de l’équipe était donc de voir si un travail de rue numérique pouvait être mis en place alors que, jusqu’à présent, ce n’est pas vraiment un outil de travail pour aller vers les jeunes. Une collecte de données a été entreprise au niveau du département de la Moselle comprenant un questionnaire diffusé auprès de 300 jeunes sur ce qu’ils éprouvent en contexte numérique et 15 situations préoccupantes emblématiques en lien direct avec les réseaux sociaux.
On constate une forme de jeux du fait des jeunes, une ambivalence du style : « Je te mets dans le circuit, mais je te filtre quand ça me plaît. » Face à cela, les travailleurs sociaux sont un peu désemparés. Ils se demandent jusqu’où ils peuvent aller s’ils vont sur le réseau de quelqu’un sans être intrusif, par exemple, quel protocole de travail suivre… Tout cela est très nouveau. On a recueilli aussi des informations sur le mode de socialisation des jeunes, la manière de gérer le retour d’expériences des éducateurs… L’ensemble des éléments débouche sur une modélisation que l’on a appelée « guide de prudence » plutôt que « guide de bonnes pratiques » car on ne croit pas trop à cette idée. Il nous semble plus important de savoir ce que l’on ne va pas faire, d’assumer ses zones d’impuissance, que de dire ce qu’il faut faire. Le but des travailleurs sociaux est de pouvoir rencontrer physiquement les jeunes. Le réseau numérique peut être un moyen, une étape, mais pas une fin en soi. Un des problèmes pour eux est de gérer ce temps intermédiaire. Doivent-ils croire tout ce que les adolescents donnent à voir ? Qu’est-ce qu’ils ne savent pas de ce qu’ils font par ailleurs ? Il leur faut décoder et c’est difficile car les jeunes ont une très grande habileté face aux réseaux numériques. La première prudence est de pratiquer la réflexivité en faisant reposer sur le collectif l’essentiel de la charge mentale face à ces situations nouvelles.
Le but est effectivement qu’ils puissent dire quelque chose qui soit dans le bon timing, les alerter sur ce qui est grave, les mettre en garde contre tous les contenus qui circulent… Il leur faut produire des effets de réel sans entrer dans l’opposition sommaire, qui aboutirait à ce que les jeunes les envoient promener. Les travailleurs sociaux doivent construire un discours sur ce dont ils ont été témoins et ne pas sembler donner leur aval. Au départ, une partie de l’équipe ne voulait pas entrer dans l’accompagnement numérique, préférant continuer à travailler à l’ancienne. Mais au bout du compte, ces réticences se sont estompées et les professionnels étaient moins démunis à la fin. Les réponses sont hybrides en ce sens qu’elles s’agrègent à des compétences existantes des savoirs et des savoir-faire issus d’expériences de terrain et discutés en collectif. Cette recherche va être diffusée auprès des travailleurs sociaux de l’éducation spécialisée mais peut servir aussi à d’autres sur les potentialités de l’outil numérique et sur ses limites. Le rapport s’intitule « Vers la rue numérique », mais la rue reste là quand même. Il faut rencontrer les gens.
(1) Rapport établi avec le soutien de deux autres associations : Moissons nouvelles et La Passerelle.