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« Le temps du social n’est pas celui du clic »

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La transition numérique transforme les pratiques et invite les travailleurs sociaux à acquérir de nouvelles compétences. La dématérialisation impacte également les personnes accompagnées et oblige les professionnels à en mesurer les avantages autant que les risques.

Il y a quelques années, les travailleurs sociaux étaient encore réticents face aux technologies numériques. Aujourd’hui, elles sont partout. Impossible d’y échapper. « La question n’est pas de savoir si l’on y va ou pas, mais comment on y va », insiste Salvatore Stella, président du Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (Cnaemo), qui a fait de cette problèmatique le thème de ses dernières assises(1). Le confinement a d’ailleurs enfoncé le clou : en quelques jours, l’école et le travail à distance sont devenus le sujet numéro un. « Avant, nous n’utilisions jamais Skype ni la visio. Nous aurions été bien gênés dans nos missions sans ordinateur, téléphone portable et mail pour joindre les jeunes et leurs familles », souligne Anne-Sophie Jonquet, cheffe de service à l’association Olga-Spitzer, à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), qui accompagne quelque 700 mineurs.

Plateformes d’accès aux droits, logiciels d’aide à la vie quotidienne, géolocalisation des services d’aide aux plus démunis, traduction en ligne pour migrants, gestion électronique des documents en interne, veille professionnelle, mise en réseau des partenaires, transmission des informations, bases de données, rapidité et simplification des opérations… Le numérique présente des atouts incontestables et constitue un levier d’amélioration de l’accompagnement pour les professionnels. Et pour les usagers. « Certaines personnes, comme les travailleurs pauvres par exemple, n’osent pas forcément venir frapper à la porte d’un bureau d’aide sociale. Les outils numériques leur permettent de faire leurs démarches de demande de prime d’activité de chez eux en toute discrétion. C’est pareil pour certains bénéficiaires du revenu de solidarité active », explique Héléna Revil, docteure en science politique et membre de l’Observatoire des non-recours aux droits et aux services. Le développement des démarches en ligne à la CAF aurait, en outre, permis une hausse de 2 % des bénéficiaires du RSA.

La réflexion, pas le réflexe

Pour autant, la dématérialisation génère des disparités sociales et territoriales. Selon un rapport de janvier 2019 du défenseur des droits, 30 % des Français ne savent pas ou peu se servir d’Internet, 27 % n’ont pas de smartphone, 19 % ne possèdent pas d’ordinateur et près de 15 % n’ont pas accès à une connexion. La fracture numérique, exacerbée par la crise sanitaire, est patente. « Les difficultés se portent d’abord sur les personnes qui ont déjà du mal à faire valoir leurs droits en temps normal. La complexité du langage numérique constitue aussi un obstacle pour les individus qui n’avaient pas de problème au départ, comme les personnes âgées. A l’exclusion primaire s’ajoute donc une exclusion secondaire », souligne Héléna Revil.

Comment, dans ces conditions, accompagner efficacement les publics les plus éloignés des nouvelles technologies qui sont également les plus fragiles sociologiquement ? L’enjeu passe par la formation des travailleurs sociaux au digital. Lancée l’année dernière, la stratégie de lutte contre la pauvreté mise à cette fin sur un budget de 11 millions d’euros. De fait, les professionnels sont inégalement préparés à la transition numérique et leurs besoins ne sont pas identiques. « Il faut montrer notre présence sur les réseaux sociaux, reconnaît Salvatore Stella. Le secteur de la protection de l’enfance a pris du retard en la matière. Lorsqu’on organise un droit de visite entre parents et enfants qui se parlent tous les jours par sms ou Facebook, il ne s’agit pas d’une reprise de liens, comme s’ils n’avaient pas été en contact pendant des mois. Si l’on ne tient pas compte de cela, on est à côté de la plaque. »

L’environnement numérique transforme en profondeur le travail social. Mais s’il facilite certaines approches et offre de nombreuses possibilités, Didier Dubasque, membre de la commission éthique du Haut Conseil en travail social(2), en appelle toutefois à la vigilance : « Les professionnels gagnent du temps mais les écrans peuvent être un frein à la relation. Les membres d’ATD quart monde se sont plaints de ne plus voir le visage des travailleurs sociaux en entier à cause de la barrière de l’ordinateur. Il ne faut l’allumer qu’à la fin de l’entretien afin de garder un face-à-face. » Un usage raisonné et un maintien du lien qui sont également prônés par le sociologue Vincent Meyer(3) afin d’éviter une déprofessionnalisation : « Avec le numérique, tout est dans l’immédiateté. La relation d’aide est en train de changer profondément, on est dans une attitude non plus d’attente, mais de résultat. La réflexion doit l’emporter sur le réflexe car le temps du travail social n’est pas le temps du clic. »

Le collectif avant tout

Les professionnels que Vincent Meyer forme sur le terrain en ont conscience. Mais l’enseignant-chercheur milite pour une plus-value du travail social fondée sur la conscience professionnelle et le discernement. « Le travailleur social doit comprendre qu’il ne peut pas utiliser toutes les données accumulée sur une personne, qu’il expose de l’humain, qu’il ne faut pas parler d’une machine comme d’une personne, que les réponses normées, le formatage sont un risque. Il doit développer une intelligence des situations, qui ne consiste pas à appuyer sur on/off. A défaut, au bout d’un certain temps, il ne travaillera plus qu’avec le double numérique de l’usager. ».

L’accompagnement numérique impose donc de se penser pour et avec le public. Pas toujours facile. « On a tendance à faire à la place des personnes qui ne savent pas se servir d’un portable ou d’un ordinateur, alors qu’une de nos missions est de les rendre autonomes », affirme Anne-Sophie Jonquet. Une solution évoquée par un assistant social de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) est de se mettre à côté de la personne suivie pour qu’elle montre la façon dont elle utilise son smartphone. Une manière d’évaluer son degré d’autonomie et de lui indiquer, en retour, comment employer au mieux son appareil. Reste que, aussi performants soient-ils, les outils numériques fonctionnent sur un mode binaire et sont incapables de régler les situations complexes. Ils sont, par ailleurs, très chronophages, au point d’empiéter parfois sur la vie privée. « Les adolescents envoient des sms ou des coups de fil aux éducateurs à n’importe quelle heure. Ils ne tiennent pas compte des horaires du service, il faut le leur rappeler. Cela bouge les lignes entre vies professionnelle et personnelle, constate Anne-Sophie Jonquet. Si vous recevez un appel à 21 h, vous allez avoir tendance à répondre car il peut venir d’un jeune en souffrance. Le mieux est de couper son portable à la maison. »

Autre risque, et pas des moindres : le respect du secret professionnel. Une méfiance induite par les traces indélébiles laissées dans les boîtes mail. « Les travailleurs sociaux sont de plus en plus nombreux à préférer rédiger un rapport au format PDF et à n’user de leur messagerie électronique que pour consigner des éléments factuels de date et d’horaires de rendez-vous, par exemple. Ils craignent que des informations confidentielles sur les personnes soient lues par tout le monde mais aussi que des personnes qu’ils accompagnent publient leurs courriels sur les réseaux sociaux. Ces outils réactivent certaines questions essentielles du travail social », admet Didier Dubasque. Si le numérique exige des professionnels des compétences nouvelles et les oblige à interroger leurs pratiques, il n’est pas une finalité. « C’est un support supplémentaire. Mais ce n’est pas parce qu’on n’est pas un as du digital que l’on fait mal son métier. Ce n’est pas blanc ou noir, bien ou mal, c’est juste une autre approche, assure Anne-Sophie Jonquet. En protection de l’enfance, les réseaux sociaux permettent de partager une culture commune avec les jeunes. Mais le cœur de notre métier n’est pas d’apparaître sur Instagram à tout prix. C’est d’être en lien, de savoir engager un dialogue avec l’autre. Or le numérique peut renforcer le sentiment de solitude des travailleurs sociaux. Rien ne remplace le collectif, l’équipe, le sens. Il ne faut pas l’oublier. »

Les handicapés, exclus du web

Dans un rapport du 17 septembre 2020 intitulé « Lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique »(1), le Sénat rappelle que 14 millions de Français ne maîtrisent pas les outils digitaux et qu’un Français sur deux n’est pas à l’aise. Les populations illettrées, les détenus, les patients hospitalisés sous contrainte, les migrants… sont les plus touchés. Par ailleurs, une personne exclue du numérique sur cinq est en situation de handicap. En avril dernier, seuls 13 % des démarches administratives en ligne leur étaient accessibles alors que la loi de 2005 annonçait la levée de cet obstacle dès 2011. La dématérialisation des services publics laisse de côté trois Français sur cinq. Ainsi, 12 % des demandeurs d’emploi ne savent pas utiliser internet.

Notes

(1) « Travail social et numérique : évolution ou révolution ? », 40es assises nationales du Cnaemo, sept. 2020.

(2) Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique, D. Dubasque – Presses de l’EHESP (2019).

(3) Transition digitale, handicaps et travail social, sous la direction de V. Meyer – LEH Editions (2017).

(1) Pour le consulter : https://bit.ly/37KqhNr.

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