Les conflits sur le lieu de travail font perdre beaucoup de temps et d’énergie. Selon une étude du cabinet de conseil européen OPP, spécialisé dans la psychologie du travail –, en France, chaque salarié passe en moyenne 1,8 heure par semaine à gérer les conflits de travail soit 7,2 heures par mois (environ 1 jour par mois). Concrètement, dans une entreprise de 100 salariés, avec une moyenne de 3 000 € de salaire mensuel (toutes charges comprises), le coût mensuel du conflit est de 14 256 €, et le coût annuel monte jusqu’à 171 072 €.
Jusqu’à 30 % du temps d’un manager est consacré à régler des conflits. Par ailleurs, l’épuisement professionnel et les conflits sont les principaux facteurs de souffrance au travail, à en croire l’étude 2018 de la plateforme d’écoute Pros-consulte. Selon l’article L. 4121-1 du code du travail, l’employeur est tenu, à l’égard de chaque salarié, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer sa sécurité et protéger sa santé. Un arrêt de la Cour de cassation du 17 octobre 2012 a souligné que « l’employeur qui a laissé s’installer une situation de conflit sans y apporter aucun remède a manqué à ses obligations contractuelles ».
Très présente dans les pays anglo-saxons, la pratique de la médiation d’entreprise se développe à pas lents en France. « Beaucoup de personnes ne connaissent pas ce dispositif. Les prescripteurs d’une intervention dans l’entreprise peuvent être les directions, la direction des ressources humaines, le comité social et économique, l’inspection du travail ou encore un salarié en souffrance », indique Eric Basso, médiateur et gérant du cabinet Kairos Santé Médiation. « Il existe une peur de mettre le conflit sur la place publique, une croyance dans le fait qu’avec le temps les choses vont se calmer. La médiation est encore perçue comme un signe de faiblesse. Les personnes viennent à reculons », déplore-t-il.
« Parfois l’équilibre des relations internes tient à un fil et on ne veut pas le menacer, les personnes fuient et ne veulent pas parler des choses qui fâchent. L’idée d’avoir recours à un tiers extérieur indépendant suscite des réticences sur le mode “on lave le linge sale en famille”. Les directions auront davantage le réflexe de faire intervenir le N + 2 pour régler un conflit », explique Natacha Waksman, médiatrice, cofondatrice d’Un Deux Tiers, un collectif qui compte à son actif de nombreuses interventions en maisons d’accueil spécialisées et en établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Lors d’une médiation, la parole libère, les choses sont dites, entendues et comprises par tous, il n’y a aucune raison que cela se passe mal. « Au démarrage d’une médiation, les N – 1 peuvent craindre les représailles du manager. Cependant, souvent en médiation, le manager va s’en prendre “plein la tête”, car il n’est plus le chef et les personnes se parlent d’égal à égal », indique Natacha Waksman. Mais Eric Basso est optimiste et note un changement des mentalités : « Le modèle de dialogue social français est basé sur une culture du conflit. Toutefois, les juridictions préconisent de plus en plus la médiation, y compris en amont de la mise en place d’une procédure ou d’un contentieux. »
De son côté, Marielle Planel, médiatrice d’entreprise et fondatrice du cabinet Médiation Active, insiste sur le fait que la résolution de conflits qui durent et s’enlisent nécessite des compétences et un savoir-faire spécifiques, auxquels ni les managers, ni les directeurs des ressources humaines (DRH) ne peuvent répondre. « La médiation est le seul mode de résolution amiable du conflit interpersonnel efficient et efficace dans la pérennité. Le médiateur est indépendant vis-à-vis des parties. C’est un tiers qui n’a pas d’implication, pas de préjugés, pas de liens à part un mandat. Il est neutre dans ses émotions et impartial dans son regard », rappelle-t-elle. Comme l’explique Eric Basso, la médiation intra-entreprises se caractérise par une approche et une mise en œuvre consensuelles, « les parties sont libres de venir en médiation et de l’arrêter à tout moment ». Et Pierre Beretti, médiateur et ancien DRH de préciser : « Ce qui fait la spécificité du médiateur c’est sa posture d’impartialité, de neutralité, d’indépendance et de confidentialité. Il s’adresse à des personnes hors de tout statut, sans jugements ni partis pris, sans contraindre ou imposer, pour les conduire progressivement à imaginer des solutions raisonnables et applicables par eux-mêmes. C’est en gagnant la confiance des parties que le médiateur leur permet de trouver le chemin vers des solutions. »
Spécialiste américain de la médiation, Thomas Fiutak a élaboré cinq étapes à respecter au cours du processus qui ont été représentées sous la forme d’une roue : la « roue de Thomas Fiutak ». Ainsi observe-t-on la « présentation des parties », le « quoi du conflit », le « pourquoi », le « comment » et le « finalement comment » (rédaction de l’accord). Le but de la médiation n’est pas de fournir une solution clés en main aux acteurs d’un conflit mais de les aider à trouver la « leur ». « La médiation est un processus coopératif de prévention et de gestion des conflits parce que ce sont les personnes qui vont, au fur et à mesure de la discussion, élaborer la solution qui leur convient. Le médiateur n’a pas de projet pour les personnes, pas de conseils. Il n’apporte pas de solutions, ce sont les personnes elles-mêmes qui coconstruisent », insiste Natacha Waksman.
Le rôle du médiateur consiste en premier lieu à aider les parties à reprendre le dialogue, et ensuite à trouver un accord ou au moins… un accord sur le désaccord. « Quand les personnes ont pris conscience de manière réciproque du cadre de référence de l’autre, de ses besoins, de son fonctionnement, cela permet de construire quelque chose. De construire avec une personne avec laquelle au départ plus rien n’était possible », précise Marielle Planel.
Autre impératif à respecter : une médiation se déroule dans le cadre de règles de confidentialité : confidentialité entre les parties, ce qui se dit en médiation y reste, mais aussi pour le médiateur vis-à-vis du commanditaire, que ce soit l’employeur ou le juge, sauf à informer qu’il y a eu accord ou non entre les parties. « Sans la confidentialité absolue de la médiation, rien n’est possible. Ce qui est important c’est que les parties se sentent suffisamment en sécurité pour prendre un accord. Cette liberté de création n’est possible que grâce à la confidentialité », souligne Marielle Planel. « A l’issue de la médiation, on prend toujours un temps avant de conclure la séance pour se mettre d’accord sur ce que les parties vont communiquer à l’extérieur. A qui fait-on part de quoi et comment on le fait », ajoute Natacha Waksman.
Dans plus de 70 % des situations traitées par la médiation, les parties prenantes arrivent à un résultat qui les satisfait. Le coût de la médiation reste très modéré au regard du coût d’un processus judiciaire mais également au regard de celui des dysfonctionnements générés par un conflit. « Le coût moyen est de 2 500 € et 10 heures en moyenne », indique Eric Basso.
Qu’est-ce qu’une médiation réussie ? « C’est d’abord remettre du lien entre les personnes et donner aux parties concernées les outils pour créer leur nouveau mode opératoire de collaboration. On ne fera jamais marche arrière, on ne retournera pas à ce qui existait avant », considère Marielle Planel. « Une médiation réussie ne conduit pas nécessairement à un accord où les personnes travaillent à nouveau ensemble. Une médiation peut aboutir à la demande de mutation d’une des parties, au fait de reconnaître que l’on n’est plus en capacité de travailler ensemble », ajoute Eric Basso.
Si la médiation commence à gagner ses galons comme solution aux conflits dans le champ professionnel, du chemin reste à parcourir pour reconnaître son intérêt en prévention. « Très souvent, le médiateur intervient quand le conflit est avancé, qu’il est plus difficile de s’en sortir, que la situation est gangrénée et confuse », indique Eric Basso. Les situations professionnelles dégradées concernent la majorité des situations intra-entreprises reconnaît également Natacha Waksman. « Le réflexe de prévention dès les premiers symptômes n’est pas acquis. Quand un manager sent des tensions dans son équipe, il peut faire appel à un médiateur en prévention, cela peut permettre de reposer des bases saines dans l’équipe », recommande-t-elle.
Avocat, ancien ministre de la Santé et ancien directeur général de l’agence régionale de santé d’Ile-de-France, Claude Evin est lui aussi un fervent partisan du développement de la médiation dans le champ sanitaire et médico-social. Il plaide en faveur du recours à la médiation pour faire face à la recrudescence attendue de conflits à la suite de la crise sanitaire. « Les établissements n’échappent pas à la critique, certains font déjà l’objet de plaintes déposées devant diverses juridictions. Ce sont sans doute aujourd’hui les Ehpad qui sont le plus interpellés. D’abord parce que plus de la moitié des décès liés à la Covid-19 touchent des résidents de ces Ehpad », explique-t-il. « Les motivations des plaintes se font pour partie dans l’espoir d’une indemnisation et d’autres pour comprendre ce qui s’est passé, pour obtenir le récit des faits, car des établissements n’ont pas été en capacité de bien gérer l’information quand la situation était critique. Un certain nombre de conflits internes vont s’exprimer de manière plus forte après la crise sanitaire », ajoute-t-il.
Dans une tribune publiée dans Libération en mai dernier, Claude Evin appelait à éviter « une crise judiciaire » après la crise sanitaire en ayant recours à la médiation. « Dans de nombreuses situations, une médiation permettra de bien mieux comprendre ce qui s’est passé, qu’on “s’explique” vraiment, qu’on “se dise les choses”, beaucoup plus qu’une démarche empreinte de rigidités et de postures procédurales. »