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Serge Paugam : « On ne fait pas confiance aux plus pauvres »

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Serge Paugam, directeur de recherche au CNRS.

Crédit photo CNRS Photothèque/H.Raguet
Le sociologue Serge Paugam, spécialiste de la précarité, invite à repenser notre protection sociale. Selon lui, il conviendrait de partir des besoins des personnes, et non pas seulement de leur statut, pour fixer le seuil du revenu d’existence minimal. Mais pour cela, il faudrait en finir avec la méfiance que les pauvres inspirent aux décideurs.

 

Actualités sociales hebdomadaires : Comment expliquez-vous le refus persistant du gouvernement d’augmenter les minima sociaux ?

Serge Paugam : C’est une question ancienne. En 1988, déjà, lors de la création du revenu minimum d’insertion (RMI), la question de son montant était sensible. Comment allait-on le fixer ? Il y avait déjà l’idée que si l’on donnait trop, les personnes en situation de précarité ne feraient pas assez d’efforts pour rechercher un emploi, que l’aide deviendrait désincitative et qu’elle créerait de l’assistanat. Cette expression ancienne témoigne bien à quel point il existe une méfiance des autorités à l’égard des chômeurs, surtout de longue durée. Cela traduit aussi une incompréhension de la réalité et des expériences vécues par ces personnes, qui souffrent d’un retrait du monde du travail. On leur prête une volonté de « profiter », ce qui va à l’encontre de ce que disent des recherches en sciences sociales.

 

ASH : Que sait-on plus précisé­ment ?

S-P : Le principal effet du chômage, notamment de longue durée, c’est la dégradation des revenus. Il y a donc une forte corrélation entre chômage et pauvreté. Dans le même temps, on sait aussi que pour trouver un emploi, il faut avoir les moyens de se déplacer, de s’entretenir, de se nourrir. Bref, il faut un minimum d’argent pour décrocher un poste.

En France, on considère que si on indemnise trop les chômeurs, ils ne chercheront plus à travailler. C’est en réalité exactement le contraire qui se produit. Si on compare avec d’autres pays européens, le retour à l’emploi est meilleur lorsque l’indemnisation du chômage est bonne et quand les minima sociaux sont élevés. Rien de surprenant à cela : l’effondrement du niveau de vie engendre celui de la confiance en soi, de l’estime de soi, et amène une disqualification sociale, de gens qui se sentent infériorisés, rabaissés… Les difficultés et ruptures de liens sociaux se cumulent. Et voilà comment se crée une spirale de la précarité.

 

ASH : Pourtant, depuis plusieurs années, et peut-être plus encore au cours du mandat présidentiel en cours, l’accent est mis sur un nécessaire retour à l’activité pour être aidé…

S-P : Le RMI présentait de ce point de vue tout de même une différence avec le revenu de solidarité active (RSA). On ne misait à l’époque pas tout sur l’insertion professionnelle. L’insertion était un droit, pas une contrepartie. On acceptait le temps long, l’idée que pour les personnes très éloignées de l’emploi, il faudrait du temps. Un accompagnement social était mis en place pour les aider à trouver les bonnes solutions. Le RSA traduit au contraire l’idée qu’il faut inciter financièrement au retour à l’activité en permettant de cumuler, au moins partiellement, le montant de l’allocation avec une rémunération du travail.

Et la conception large de l’insertion a elle aussi été perdue. Non pas par les travailleurs sociaux, bien sûr, mais les moyens qu’on leur donne pour offrir une insertion au sens large ont été réduits. On a troqué cette acception élargie de l’insertion contre ce principe de l’incitation. Dans certains départements, comme le Haut-Rhin, on a même demandé du bénévolat en contrepartie de l’allocation. Il est clair que si l’on suit à la lettre cette préconisation, c’en est fini du droit inconditionnel à un revenu minimum. On ne fait pas confiance aux plus pauvres, alors qu’on fait confiance aux entreprises. On leur donne des moyens, des crédits d’impôt… et on verra après si cela a été efficace. On ne fait pas la même chose avec les personnes démunies. C’est sans doute lié à l’idée du mérite, les pauvres ne sont pas jugés assez méritants. Les entreprises sont spontanément perçues comme vertueuses, les pauvres inspirent la méfiance. C’est injuste et erroné.

 

ASH : Est-ce d’autant plus regrettable en période de crise ?

S-P : Aujourd’hui, le chômage augmente de façon considérable. Les activités, même précaires, se raréfient. Retrouver un emploi dans ce contexte devient d’autant plus difficile. Alors, en effet, tout miser sur la prime d’activité peut surprendre. Il faut que les personnes précaires disposent de solutions, de revenus donc, en attendant que le marché de l’emploi redevienne plus porteur. Pour cela, il nous faut une conception de l’insertion plus ouverte que le seul retour immédiat à l’emploi. Sans cela, même dans les structures de l’insertion par l’activité économique, la tentation sera grande de faire un tri et de ne retenir que les candidats les plus performants, qui ont une chance de retrouver un emploi. C’est contraire à la prise en charge globale et différenciée selon les difficultés des uns et des autres. D’autant qu’il y a une continuité entre le chômage et les emplois précaires. Ce sont très souvent les mêmes personnes qui passent d’une situation à l’autre. Donc il faut avoir une vision large de la régulation du monde du travail, pour sortir de la spirale infernale des petits boulots à durée déterminée et mal payés.

 

ASH : Les jeunes de moins de 25 ans demeurent exclus des minima sociaux. Pourtant, la crise met nombre d’entre eux particulièrement en difficulté…

S-P : Oui, cette réticence à les prendre en compte est impressionnante. Lors de la concertation pour la mise au point du revenu universel d’activité, nous avons été plusieurs à pousser pour que ce droit leur soit accordé. Maintenant qu’il est a priori enterré, il faut nous mobiliser sur le sujet.

 

ASH : Si la revalorisation des minima sociaux semble définitivement écartée pour l’heure, en revanche, des mesures d’urgence en matière d’hébergement sont annoncées. Comment expliquer que ce sujet semble mieux pris en considération ?

S-P : Tout le monde est conscient qu’il y a une grave crise du logement en France et qu’elle est durable. On comprend qu’un difficile accès au logement ou un problème pour payer son loyer dégrade rapidement les conditions de vie. C’est visible et cela choque. Il y a donc une sensibilité de tous, une angoisse collective. De plus, on prend des mesures d’urgence sur ce sujet parce qu’on ne tolère pas que des gens meurent de froid, depuis l’hiver 1954.

 

ASH : On le fait année après année. C’est bien le signe que ça n’est pas efficace…

S-P : Il conviendrait en effet de mettre en place une réelle politique préventive. Il faut repenser la protection sociale. On raisonne en France selon une logique de statut : on attend des personnes qui perçoivent un revenu minimum qu’elles restent dans un statut nettement inférieur à celui des personnes qui travaillent. Mais avec cette logique de statut, on néglige celle du besoin. On devrait se demander si l’on peut vivre avec les minima sociaux, largement inférieurs au seuil de pauvreté. Il faudrait partir du nécessaire pour faire face aux besoins du quotidien en évaluant de façon la plus précise possible les charges incompressibles qui varient d’une famille à l’autre, mais aussi d’un territoire à l’autre. On pourrait très bien avoir un revenu minimum standard et des aides supplémentaires inscrites dans le droit social prenant en compte la variabilité des situations. Mais ça n’est pas dans les habitudes françaises, où l’on considère la protection sociale comme un système très bureaucratique, géré de façon centrale en fonction d’une conception générale de la hié­rarchie des statuts sociaux. Il faudrait sans doute changer les représentations, les modes d’orga­nisation et de réflexion.

 

ASH : Certains demandent la création d’un observatoire social, pour mieux connaître la précarité. Qu’en pensez-vous ?

S-P : J’ai été effaré de la disparition de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes). Il a apporté pendant plusieurs années un éclairage sur la question de la pauvreté. Donc oui, un organisme qui produise de la connaissance précise sur les situations de pauvreté et d’exclusion serait précieux. Puisque ce que nous, économistes et sociologues, savons et disons ne parvient pas à convaincre les gouvernants. Il y a un aveuglement de certains d’entre eux. Un observatoire mettrait les choses à plat et donnerait des éléments susceptibles de guider les politiques publiques.

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