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Invisible

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La première fois, c’était un homme. Il avait l’air guindé. Il a posé un bout de fesse sur une chaise de la cuisine, le dos bien droit, les pieds bien à plat. Ma famille d’accueil a été parfaite. Petit café, petits gâteaux, petits plats dans les grands. Il avait un petit cahier à petits carreaux et un stylo quatre-couleurs, il a écrit plein de choses, a souligné des mots, fluoté des phrases. Il est parti au bout d’une heure, et moi, Flora(1), je suis restée.

La deuxième fois, c’était une femme. Elle avait l’air cool, le look typique de la travailleuse sociale et sympa. Elle s’est calée au fond du canapé, a croisé et décroisé ses jambes et penché la tête sur le côté. Ma famille d’accueil a été parfaite. Jus d’hibiscus et chips de légumes. Elle avait un petit carnet multicolore et un stylo violet, elle a noté des mots abscons et des phrases sibyllines. Elle est partie au bout d’une heure… et moi je suis restée.

La troisième fois… Je sais pas, j’étais pas là. Les fois d’après, c’était toujours la même chose, mais jamais la même personne. Un homme ou une femme, des petits gâteaux ou des chips, un cahier ou un carnet… Et toujours ils repartaient, et toujours je restais.

Et puis les visites se sont espacées… Le temps s’est étiré. Pas assez de temps, trop de dossiers, pas assez de familles, trop d’enfants… Trop de pas assez, passez votre tour. Et puis… plus rien. Plus personne. Et moi je suis restée. Je suis restée dans le silence et dans les cris. Je suis restée dans l’indifférence.

Ceux qui étaient venus m’avaient regardée sans me voir. Ils avaient visité la maison, la chambre, l’école… mais ils n’avaient pas vu mes cahiers noircis d’une écriture désespérée, ils n’avaient pas vu les ecchymoses bleues, jaunes et violettes sous les longues manches de mon pull. Ils m’avaient écoutée sans m’entendre. Je leur avais dit que tout allait bien, que tout était beau, et ma famille d’accueil n’avait dit que de gentilles choses à mon sujet : j’étais une fille polie, calme et obéissante. Une enfant placée parfaite. Ils n’avaient entendu ni mes cris étouffés ni le chuchotement de cet homme qui se glissait dans mon lit, la nuit, quand la maisonnée dormait paisiblement.

Ils ont regardé et écouté, pourtant. Ils ont essayé, se relayant les uns les autres, au gré de leurs contrats et des restrictions budgétaires. Ils étaient gentils, pourtant, ces hommes et ces femmes qui passaient. Ils étaient sérieux et attentionnés, me disaient plein de belles choses et en écrivaient tout autant. Mais la gentillesse n’a pas suffi. Ils sont partis… et moi je suis restée. Je suis restée avec cette famille qui savait si bien s’y prendre avec les visiteurs. Servir un café en souriant, tabasser en riant. Offrir un petit gâteau en susurrant, violer en chuchotant. Je suis restée, longtemps, trop longtemps.

Et puis, un jour, Florent est venu. Il m’a regardée et écoutée. Et, surtout, il m’a vue et entendue. Et emmenée. Retour au foyer, la vie qui continue, les éducs qui vont et viennent, et moi qui reste.

Après la famille d’accueil, le foyer, et après le foyer, l’hôtel. Et maintenant ? Maintenant, les hommes vont et viennent, et moi je reste. J’ai troqué la violence gratuite contre le sexe payant. J’étais Rose et je ne valais rien, je suis Flora et je suis couverte de cadeaux.

Ils me regardent, Florent m’écoute… mais plus personne ne me voit ni ne m’entend.

Notes

(1) Voir ASH n° 3136 du 29-11-19, p. 5.

La minute de Flo

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