« La dimension psychologique est mon métier. Du moins ai-je été formée à cela il y a quelques années. Je suis en poste dans une maison d’enfants à caractère social (Mecs) et j’interviens auprès d’une équipe d’internat classique et d’un service éducatif d’accompagnement à domicile renforcé (placement à domicile).
Ma réflexion porte aujourd’hui sur la question des soins psychiques. Et je m’interroge. Un soin psychique peut-il exister ou être nommé comme tel en dehors d’un cadre strict d’entretiens formels avec un psychologue ? De même, le travail en établissement d’un psychologue peut-il être orienté vers une autre modalité à visée psychologique que l’entretien formel ?
La majorité des jeunes confiés ont été exposés à un environnement familial inadapté sur le plan éducatif et relationnel. Une réflexion autour de la question de l’environnement, au sens des professionnels accompagnant une mesure, apparaît pour moi comme un soutien de la dimension psychique. La phase de séparation-individuation, que nous retrouvons lors du développement précoce de l’enfant, pourrait servir de base de réflexion pour une méthodologie de travail et de soutien des familles et des jeunes confiés à la protection de l’enfance. Cette phase, liée au développement affectif, pourrait être une hypothèse de travail afin de soutenir une possible autonomisation-individuation des familles et des jeunes dans le cadre d’un placement.
Dès lors, envisager la création et le soutien d’espaces psychiques différenciés pourrait être un levier à cette évolution psychique tendant à une individuation et permettrait de s’approcher de ce que l’on nommerait le soin psychique.
Je formule cette proposition en écho à des propos émanant des deux parties. Du côté des professionnels accompagnant les jeunes et leurs familles, on entend des phrases comme : “Il convient de ne pas s’attacher”, “Il faut les empêcher de s’attacher.” Ou des interrogations du type : “Comment accompagner des familles dépendantes du service et qui ont peur que la mesure s’arrête ?” Pour leur part, les familles racontent parfois leur histoire en fonction de la chronologie des interventions sociales, sortes de séquences sans lien véritable pour elles hormis celui d’être pris en charge par le dispositif de l’aide sociale à l’enfance.
Comme si ces familles avaient perdu le “contrôle” de leur histoire, dans une espèce de “sortie de route” où la seule possibilité qui leur est proposée est de coller au plus près de ce qui est pensé pour elles, c’est-à-dire de respecter le “contrôle de la situation”, la mise sous tutelle de leur histoire par les services qui les accompagnent à un instant T. Voilà pourquoi il me semble important de soutenir un espace psychique qui se teinterait progressivement de leurs propres souvenirs, faisant appel à leur “mémoire familiale” et non plus exclusivement “sociale”.
Comment s’autonomiser d’un discours social pour intégrer, raconter sa propre histoire ? Une des réponses possibles pourrait être envisagée à partir de la rencontre des théories élaborées par les psychiatres-psychanalystes suivants : la “capacité de rêverie” de Wilfred Bion(1), la phase de “séparation-individuation” (accès à la phase dépressive) de Margaret Mahler(2) et la “théorie de l’attachement” de John Bowlby(3). L’idée serait de permettre aux jeunes et aux familles de rencontrer ces “qualités” chez des professionnels qui les soutiennent. Cela orienterait le travail sur l’“environnement” du placement et la posture des professionnels pour un objectif psychologique : proposer à ces familles de rencontrer dans cet environnement les qualités de repenser les choses (W. Bion) pour les relier ensemble – relier les événements, se projeter vers une intériorisation d’un “objet total” (M. Mahler) – par une cohérence, une fiabilité, une stabilité de l’environnement (J. Bowlby).
D’un point de vue méthodologique, cette hypothèse de travail qui est mienne a pris la forme de temps de débriefings réguliers des professionnels soutenant les familles. Ceci afin de mettre l’espace psychique des professionnels au service des familles pour soutenir ce travail d’individuation, de narration, et investir leur propre espace de pensée et s’autonomiser. Une façon de permettre aux familles d’accéder à leurs propres projets, à leurs propres solutions pour résoudre leurs problématiques, faire face à ce qui leur pose souci, en intégrant progressivement les “qualités psychiques” des professionnels. Cela consiste à intégrer une capacité à “rêver”, à s’individualiser, à reformuler, apprivoiser, élaborer, relier ce qui fait leur histoire. En somme, il s’agit de les soutenir dans ce qui fait lien. Pour les familles et les jeunes, cela passe par cette attention particulière chez les professionnels. Pour ces derniers, cela se met en place au travers de ce soin attentif de l’organisation institutionnelle. Finalement, il est question de soutenir un “espace de récit”, selon les termes du pédopsychiatre Bernard Golse(4).
Cela permettrait sans doute de modifier un peu la donne. Car, aujourd’hui, un nombre important de jeunes sortant de la protection de l’enfance présentent des difficultés dans les différents champs de leur développement.
Pourtant, durant leur parcours d’enfants placés et de familles accompagnées, quel que soit leur statut d’accueil, d’accompagnement, de soutien, tous ont eu accès à la présence d’un psychologue sous forme d’entretien. Accès dont ils ont pu ou non se saisir. Nous pourrions soutenir, par une réflexion sur l’environnement d’accueil, une ou plusieurs autres modalités de soutien de la dimension psychique, psychologique, d’accès à leur intériorité. De ce que l’on nomme dans notre langage le “soutien psychologique”.
“Ne pas pouvoir raconter, ne pas pouvoir se raconter à soi-même, ne rajoute pas seulement au traumatisme mais est traumatisme en soi”, écrit encore Bernard Golse(5). Pourrions-nous envisager que la narration de leur histoire ne soit pas seulement liée à leur parcours d’enfants placés et de familles accompagnées, bien connu des travailleurs sociaux, mais prenne une dimension plus subjective, tissée de l’ensemble des liens qu’ils ont eu l’occasion de créer tout au long de ce parcours ? Pour que l’ensemble de ces liens, plutôt que d’être des séquences temporelles non liées, tissent la toile de fond de ce qu’ils ont pu créer au contact des autres.
Cette hypothèse de travail se pose comme un préalable, au sens où je l’ai compris en lisant la psychanalyste Eva-Marie Golder(6). Il convient de soutenir l’accès à la dimension psychologique par un “préalable” que serait la rencontre avec un environnement mettant à disposition les qualités qui n’ont pu être rencontrées auprès des parents. Dit autrement, il me semble opportun de conduire vers cette intériorité qui nous fait sujet autrement que par les entretiens formalisés. Respirer, c’est alterner des inspirations et des expirations, c’est être en mouvement du dehors vers dedans et du dedans vers dehors. »
(1) « La rêverie, la contenance et le rôle de la barrière de contact », W. Bion – Dans la Revue française de psychanalyse 2012/3, vol. 76, p. 769 à 778.
(2) « Symbiose et séparation-individuation », M. Mahler (traduction J. Dupont) – Dans la revue Le Coq Héron 2013/2, n° 213.
(3) Sur le sujet, lire L’attachement, un lien vital, de Nicole Guedeney – Ed.Fabert, 2011 – Dispo. en version numérique sur : www.yapaka.be/content/ l’attachement-un-lien-vital.
(4) « La coconstruction de la narrativité au sein des interactions précoces », B. Golse – Dans L’atmosphère thérapeutique à Lóczy. T. 2 : De l’observation de l’enfant aux questionnements de l’institution – Ed. érès, 2015.
(5) Ibid.
(6) Au seuil de l’inconscient. Le premier entretien, E.-M. Golder – Ed. Payot, 2006.