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Handicap cognitif : Des usines apprenantes et compétitives

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Usine apprenante AMIPI de Cholet

Annie Chauveau, assistante commerciale et référente insertion, échange avec une salariée.

Crédit photo Armandine Penna
Insérer des personnes souffrant de troubles cognitifs dans le milieu ordinaire, c’est le pari que s’est lancé la Fondation Amipi-Bernard Vendre dans six usines de câblage électrique de l’ouest et du centre de la France. Des postes mobilisant l’imitation et la plasticité du cerveau sont proposés aux salariés qui, ayant acquis la maîtrise d’une tâche, l’apprennent à quelqu’un d’autre.

 

C’est un bâtiment industriel comme il en existe beaucoup en France. Un extérieur un peu défraîchi, fait de tôle, au cœur d’une zone d’activités de la périphérie choletaise (Maine-et-Loire). L’intérieur ne le distingue pas non plus d’une usine en milieu ordinaire. Derrière les postes de travail, plus de 90 personnes assemblent des câblages électriques destinés à l’industrie automobile (PSA, Renault). Les gestes sont précis et rapides, la concentration maximale. Pour déceler la particularité de cette entreprise, il faut se tourner du côté des salariés. Car, hormis les six encadrants, les opérateurs sont pour la plupart atteints d’un handicap cognitif. « Troubles des apprentissages ou de la motricité, accidents de la vie, autisme, trisomie 21, dépressions sévères, schizophrénie… Quel que soit le type de handicap cognitif, à partir du moment où ils ont une RQTH [reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé], ils ont une place chez nous. En tant qu’entreprise adaptée, notre vocation est de les aider à gagner en autonomie en leur permettant de s’insérer dans le milieu ordinaire », détaille Sophie Labatut, directrice de la Fondation Amipi-Bernard Vendre et directrice des ressources humaines (DRH), chargée de l’objectif statutaire de l’insertion.

Lorsque Maurice Vendre, fondateur de l’association Amipi (Aides matérielle et intellectuelle aux personnes inadaptées), inaugure dans les années 1960 son premier IMPro (institut médico-professionnel), le secteur de l’insertion par le travail n’en est qu’à ses balbutiements. Père d’un enfant porteur de trisomie 21, il a la conviction forte que, par des apprentissages adaptés, l’activité manuelle, et particulièrement industrielle, constitue un moyen efficace de développer les fonctions cognitives de son fils. Une conviction que les recherches en neurosciences valideront par la suite en mettant en lumière la capacité du cerveau à se remodeler. En 2005, l’association devient fondation et l’IMPro, la première usine de production, d’apprentissage et d’insertion (Upai (r)). S’ensuit la création de cinq autres usines, réparties entre les Pays de la Loire et la région Centre, qui accueillent quelque 750 opérateurs en situation de handicap cognitif. « L’intelligence de ces usines apprenantes est d’assumer pleinement le modèle médiéval du compagnonnage. Celui qui quitte le poste transmet les gestes qu’il a appris au nouveau venu. Grâce aux vertus de l’imitation et à la plasticité du cerveau, l’opérateur parvient à surmonter son handicap par l’apprentissage d’un métier industriel », analyse le neuropsychiatre Jean-Michel Oughourlian qui, après s’être immergé dans ces usines, retrace dans un ouvrage(1) les parcours de plusieurs salariés.

 

Le câblage, vecteur d’apprentissage

L’ambition de la fondation est double : répondre aux impératifs de production, dans une industrie particulièrement exigeante, et apporter les apprentissages adaptés à ses salariés pour leur permettre de trouver leur place dans la société. « Si nous sommes intraitables sur la qualité de ce que nous produisons, la fabrication des faisceaux reste avant tout un outil pédagogique. Ce qui compte pour nous, ce n’est pas d’être un industriel, mais c’est de pouvoir aider nos collaborateurs à devenir indépendants », appuie Sophie Labatut. A cette fin, la fabrication de faisceaux présente deux avantages de taille : l’activité permet de produire de gros volumes et les tâches peuvent être décomposées en une multitude de sous-tâches, de la plus simple à la plus sophistiquée. « En termes de compétitivité, nous égalons le taux horaire de la Pologne. Pour autant, il n’est pas question de mettre un salarié en difficulté en lui faisant faire des tâches qui ne correspondent pas à ses capacités. Charge à nous de mettre celles-ci à profit en lui proposant un poste qui mobilise suffisamment ses fonctions cognitives, pour lui permettre d’acquérir nos savoir-faire », explique Jean-Marc Richard, président de la fondation. Comment ? Par l’intermédiaire d’une batterie de tests psycho-gestuels, mise au point et réalisée par l’Ifet (Institut pour la formation des élus territoriaux) lors du recrutement. « Ces tests nous permettent de dresser le profil du candidat (dextérité, mémoire visuelle, orientation dans l’espace…) et de définir son parcours d’apprentissage dans l’usine, détaille Sophie Labatut. Nous voulons être sûrs que la personne a besoin de nous pour grandir. »

Tous les trois ou quatre mois environ, une fois à l’aise sur son poste, l’opérateur peut migrer vers un autre plus complexe, et ce, jusqu’à maîtriser l’ensemble des gestes nécessaires à la fabrication des câblages. Dans ce souci d’évolution constante, certains sont également formés à la maintenance, poste qu’ils occupent à raison de quelques heures par semaine. D’autres officient comme magasiniers, assistants de ligne ou encore contrôleurs. L’idée est de favoriser au maximum la polyvalence. « La développer est essentiel car la plupart des opérateurs ne vont pas pouvoir retrouver un emploi dans le secteur, constate Eric Ferré, responsable du site de Cholet. L’enjeu est de leur apporter des savoir-faire et savoir-être transposables à tous les secteurs d’activité, de façon à ce qu’ils puissent s’adapter facilement à leurs nouvelles tâches. » Les anciens salariés deviennent opérateurs dans l’agro-alimentaire, logisticiens, agents de maintenance, jardiniers, magasiniers… Traités en héros, leurs portraits tapissent les murs des usines. Depuis quelques années, l’insertion est en effet la raison d’être des usines d’Amipi. Notamment grâce aux aides au poste et à un léger surcoût imputé aux clients au nom de leur RSE (responsabilité sociétale des entreprises), la fondation a pu rajeunir ses recrutements. A Cholet, les jeunes représentent ainsi la moitié des employés. « Ils sont plus faciles à insérer que les personnes recrutées il y a vingt ou vingt-cinq ans, à l’époque où l’insertion ne faisait pas autant partie des objectifs du groupe, constate la DRH, Sophie Labatut. Or, aujourd’hui, les employés savent que la fondation est un tremplin et qu’ils ne feront pas carrière dans nos usines. »

 

Un CDI, sinon rien

Si le parcours vers la sortie est très variable d’une personne à une autre, il se décline systématiquement en trois étapes : en premier lieu, un stage « découverte en entreprise » d’une durée de quinze jours ; puis une période de mise à disposition de deux à six mois ; et, en conclusion, la signature d’un contrat à durée indéterminée (CDI). Le tout étant ponctué de points semestriels avec l’équipe encadrante. Durant toute cette période, les employés restent salariés de la fondation. Une sécurité financière d’autant plus nécessaire que certains, à l’histoire de vie plus chaotique, ont besoin de faire plusieurs stages avant d’entrevoir la perspective d’une embauche en milieu ordinaire. « Tout ne se passe pas toujours comme nous l’espérions, reconnaît Annie Chauveau, récemment promue au secrétariat central à Cholet. La famille, le manque de disponibilité, le bassin d’emploi, des problèmes de santé… Les freins peuvent être nombreux, mais ça finit toujours par fonctionner. »

Ainsi, 541 personnes ont pu être insérées depuis 2015 dans une entreprise ordinaire. A Cholet, le taux d’insertion frise les 30 %, dont 80 % concernent des jeunes ayant deux à trois ans d’ancienneté dans une usine d’Amipi. Dans les autres régions, ce taux est plutôt de l’ordre de 17 %, notamment à Tours et à Blois, où le marché de l’emploi est principalement saisonnier. L’équipe encadrante – composée des responsables de site, de maintenance, de production, de logistique, de l’assistante RH « insertion » et du chef d’équipe – se charge de démarcher les entreprises locales et d’accompagner les opérateurs lors de la première visite en entreprise. Après avoir évolué quelques années en milieu ordinaire, Eric Ferré chérit cet aspect de son métier : « C’est très intéressant de pouvoir conjuguer exigence industrielle et insertion, et d’avoir la possibilité d’accompagner les salariés dans leur choix. Ça donne vraiment du sens à mon travail parce que les résultats sont concrets. »

 

Se rendre visible sur le marché du travail

Auparavant à la charge des responsables de site, le suivi des opérateurs est désormais aux mains des référentes RH et insertion. « Nous nous sommes aperçus il y a quelques années qu’il nous fallait quelqu’un pour suivre le process et actionner les différents interlocuteurs (auto-écoles, services de la mairie, impôts, agences immobilières…). Ces démarches, souvent nombreuses, peuvent être des obstacles à l’employabilité de nos salariés. Les référentes ne sont donc pas de trop pour nous apporter leur aide au quotidien », reconnaît Sophie Labatut. Sur le volet médico-social, en revanche, la fondation n’intervient pas. Dans les usines d’Amipi, la fonction d’éducateur est, de ce fait, volontairement absente. « Ce n’est pas notre rôle de faire de l’accompagnement médicosocial et, quand bien même, aucun professionnel ici n’en a les compétences. Nous considérons que c’est aux opérateurs de prendre leur vie en main. Raison pour laquelle nous n’avons pas accès à leur dossier médical », décrit Jean-Marc Richard. Confirmation de la directrice des ressources humaines : « Pour nous, ce sont des opérateurs, des chefs d’équipe, des manutentionnaires qui, certes, ont une déficience cognitive, mais dont nous ne connaissons pas le nom. Et si on ne parle pas de handicap, il n’y a aucune raison d’être en contact avec leurs travailleurs sociaux. Toutefois, à la moindre difficulté, nous alertons la médecine du travail, qui se met en lien avec le médecin traitant. »

Pour grandir, la fondation a besoin de se faire connaître davantage auprès des entreprises et des institutions locales. Après une campagne massive de marketing téléphonique ciblée sur les structures de plus de 20 personnes, elle s’est engagée depuis quelques mois dans l’organisation de portes ouvertes de ses usines apprenantes. « Notre objectif est de faire venir les dirigeants et DRH de ces structures pour qu’ils puissent constater la qualité du travail de nos employés. Ce travail de pédagogie est nécessaire si nous voulons continuer à faire tomber les préjugés sur le handicap », avertit Eric Ferré. La fondation a aussi pour projet de se diversifier. Depuis la mi-avril, dans le cadre du programme « Résilience »(2) auquel adhère l’usine de Cholet, elle s’est ainsi lancée dans la fabrication de masques en tissu. Une activité qu’elle espère maintenir si les effets en termes de développement cognitif se révèlent positifs. De son côté, le directeur de la Fondation Amipi-Bernard Vendre rêve de voir s’implanter des Upai(r) un peu partout sur le territoire. De quoi générer, espère-t-il, de nouveaux recrutements dans un secteur industriel français malmené, tout en luttant contre l’exclusion sociale.


 

Notes

(1) Le travail qui guérit : l’individu, l’entreprise, la société – J.-M. Oughourlian – Ed. Plon, mars 2019.

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