« La période que nous traversons se caractérise par une négativité qui se révèle majeure puisqu’elle a débouché sur la mort de nombreuses personnes. Ce négatif, auquel le secteur sanitaire, social et médico-social est habituellement confronté, peut devenir aujourd’hui paroxystique, tout particulièrement dans le secteur des personnes âgées, mais pas seulement. Dans ces traversées, les équipes émettent, selon Jean-Pierre Pinel, des résonances différentes, de “tempérée” à “pathologique”, cette dernière se traduisant souvent par de la souffrance, de la déliaison et du retrait.
Quand, dans les temps présents, une équipe de professionnels résonne de manière tempérée aux situations éprouvantes, c’est que, à notre sens, préalablement à la période crisique que nous connaissons, certains principes ont été honorés par le management. D’ores et déjà, on peut, avec prudence et l’appui d’auteurs de référence, tirer quelques enseignements de la crise et expliciter les fondamentaux mis en œuvre par des directions suffisamment bonnes :
• L’équipe de direction prend soin du cœur de métier (ou tâche primaire) qui relève du care, aujourd’hui largement célébré, et ne l’a pas rendu second par l’hypertrophie instrumentale. “Dans le secteur social et médico-social, des évolutions organisationnelles et managériales conduisent à y rendre invisible le travail vivant… Cela a pour conséquence la montée d’un mal-être au travail et d’une crise du travail”, note Jean-Claude Dupuis(1). Le management suffisamment bon s’emploie donc à ce que le “travail vivant” demeure pourvoyeur de sens, chaque professionnel pouvant poursuivre ’un récit personnel qui réconcilie son auteur avec ses propres réalisations, en sorte qu’il discerne en elles moins ce qu’il se reproche que ce qui lui semble prometteur”(2). Pour ce faire, ce mode de management a notamment été vigilant à contenir un processus de “déprofessionnalisation”, qui a principalement concerné les professionnels dits historiques.
• L’équipe de direction reconnaît l’adonnement ordinaire des professionnels et n’attend pas des conditions d’exception pour en prendre acte. Norbert Alter identifie l’un des paradoxes majeurs dans le fonctionnement des entreprises actuelles qui, pour ne pas être redevables, ne reconnaissent pas les dons des professionnels : “… les salariés se “donnent” et se mobilisent régulièrement, mais, au lieu de se saisir de ce cadeau, les entreprises préfèrent financer des politiques de mobilisation”(3). Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy invitent donc à prendre en compte l’adonnement des professionnels, posant la question : “La logique générale du système proprement social des organisations est celle du don/contre-don. Comment la penser ?”(4).
Au vu des positionnements différents des collectifs de travail dans la situation crisique que nous traversons, on peut considérer que certaines équipes de direction se sont saisies de cette question et ont dégagé du temps pour penser leur socle managérial.
• L’équipe de direction construit sonsocle managérial sur la confiance, le consentement et la contenance. Ce n’est pas le pari de la confiance qui semble l’option privilégiée dans nombre d’organisations, mais plutôt celui de la défiance. Ce dernier, “rigoureusement inverse au pari de confiance au cœur de l’esprit du don, impose tout un système de contraintes et de surveillances, à coups de reporting et de benchmarking, qui reproduit le taylorisme d’hier avec d’autres outils”(5). Il appartient pourtant aux dirigeants “d’établir une relation de confiance qui ne peut se commander mais qui peut, d’un côté, se proposer et, de l’autre, se reconnaître”(6).
Il y a bien alors une logique d’emboîtement, de poupées gigognes, entre les notions mentionnées ci-dessus pour définir les positionnements managériaux requis : pas de reconnaissance effective du travail comme de l’adonnement des professionnels, si l’équipe de direction ne met pas en œuvre “un management par le consentement, management qui pose un cadre et des exigences, qui sollicite plus qu’il n’oblige et contraint”(7) ; management qui fait le pari de la confiance, sans laquelle aucun engagement professionnel, tant individuel que collectif, ne s’inscrira dans la durée ; management qui garantit la permanence et la contenance d’une enveloppe institutionnelle constituant le cadre sécure, indispensable à un exercice professionnel engagé et coopératif. Travail vivant, adonnement, consentement, confiance, contenance, cette dynamique génère une qualité de relations qui dispose à agir et à travailler ensemble. C’est vraiment là que la notion d’équipe prend tout son sens.
• Quand certains experts proclament l’avènement de l’ère des coachs, l’équipe de direction valorise la dimension essentielle du collectif de travail, de l’équipe et de la coopération. Robert Damien, philosophe et entraîneur de rugby, constatait qu’un collectif produit bien plus, plus vite et mieux que les individus les uns à côté des autres et soulignait les gains individuels que permet de réaliser l’esprit d’équipe, qui rend “capable de soi” et révèle des capacités que l’on ignorait(8).
Toutefois, cette “performance”, tant personnelle que collective, est fragile, l’équipe étant toujours menacée par la déliaison et le clivage. Il appartient donc à l’équipe de direction d’en prendre soin :
– premièrement, en garantissant par une forme de sollicitude la permanence d’un climat propice au travail de l’intersubjectivité et au développement des capacités de liaison de l’équipe ;
– deuxièmement, en s’employant à construire ce que Genelot nomme une “communauté d’interprétation”(9). Dans le fonctionnement ordinaire, et à plus forte raison dans les périodes de forte incertitude, des modalités de communication ajustées sont requises afin de construire patiemment et progressivement une communauté d’interprétation, c’est-à-dire une représentation partagée, une communauté de vue qui ne sont jamais des acquis définitifs ;
– troisièmement, en pensant la place des cadres intermédiaires qui se doivent d’être au chevet des équipes, notamment dans les temps d’épreuves. Cela signifie que leur fonction d’accompagnement des équipes sur le plan clinique n’est pas “embolisée” par une pluralité de missions à accomplir ;
– quatrièmement, par la mise en place d’instances de retraitement du négatif telles que les réunions cliniques, les séances de supervision ou d’analyse des pratiques. Plus largement, la mise en pensée des questions institutionnelles, la délibération et l’élaboration collective participent activement à la santé des équipes et de ceux qui les composent.
C’est ainsi que les dirigeants se doivent d’apporter ce qu’il faut de reliance agissante pour que le “nous” rassemblé demeure capable de transcender tous les “je” possiblement antagonistes.
• Du “nous” rassemblé au “nous” de l’institution, l’équipe de direction affirme le primat de la dimension institutionnelle à l’heure de la désinstitutionnalisation. La période récente nous fait redécouvrir l’importance de l’Etat et des institutions, alors que la désinstitutionnalisation suggère implicitement que l’action sociale n’aurait besoin d’aucun corps intermédiaire. Dans ce contexte, Nathalie Zaltzman nous convie “à penser l’incessant travail de culture qui caractérise l’humain et la place de l’institution dans sa dimension de garante du vivre ensemble”(10).
L’équipe de direction soutiendra le processus de civilisation et de culture propre à l’institution, d’une part, en contenant les logiques assujettissantes, toujours actives et menaçantes dans les institutions, d’autre part, en promouvant les logiques d’individuation des sujets et d’innovation institutionnelle.
• La directrice ou le directeur assume la fonction d’autorité. Quand l’environnement se fait menaçant, l’indécision peut ajouter à l’insécurité ambiante et alors il en faut un(e) qui prend le risque de décider. Que ce soit au niveau de l’Etat ou de nos organisations, quand l’avenir se fait opaque, alors la figure d’une autorité démocratique s’impose, celle qui assure un leadership, peut attester d’une expertise, faire preuve de sollicitude et rendre compte de ses choix(11). Devons-nous préciser que cette figure d’autorité “doit se tenir le plus à l’écart possible des figures faussement proches du Maître et du Père”(12).
Vu la gravité et l’ampleur des enjeux humains qui caractérisent la période présente et à venir, les éléments d’analyse qui précèdent sont une tentative de rassembler quelques pistes de réflexion propres à garantir la poursuite dans le secteur sanitaire, social et médico-social d’un projet d’humanité dans une séquence où, peut-être, se dessine une nouvelle donne sociale, sociétale et culturelle, potentiellement porteuse de menaces pour les plus exposés de nos contemporains. »
(1) Le management du travail dans le secteur social et médico-social. Concilier performance, santé et qualité de vie au travail, J.-C. Dupuis – ESF éditeur, 2018.
(2) Ethique et philosophie du management, P.-O. Monteil – Ed. érès, 2016.
(3) Donner et prendre. La coopération en entreprise, N. Alter – Ed. La Découverte, 2010.
(4) La révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, A. Caillé et J.-E. Grésy – Ed. du Seuil, 2014.
(5) A. Caillé et J.-E. Grésy, op. cit.
(6) P.-O. Monteil, op. cit.
(7) P.-O. Monteil, op. cit.
(8) Eloge de l’autorité. Généalogie d’une (dé)raison politique, R. Damien – Ed. Armand Colin, 2014.
(9) Manager dans (et avec) la complexité, D. Genelot – Insep Consulting Editions, 2001.
(10) De la guérison psychanalytique, N. Zaltzman – PUF, 1998.
(11) Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, P.-H. Tavoillot – Ed. Odile Jacob, 2019.
(12) Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, J.-C. Monod – Ed. du Seuil, 2017.
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