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Nicole Darmon : “Pour une refonte radicale de l'aide alimentaire”

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Nicole Darmon, directrice de recherche en nutrition.

Pendant le confinement, l’aide alimentaire a triplé. Si utile soit-elle, de nombreux dysfonctionnements existent. Pour Nicole Darmon, la crise sanitaire a montré que le temps est venu de réfléchir à l’instauration d’un système pouvant assurer la sécurité alimentaire de tous.

 

Dans un article coécrit avec deux autres chercheuses(1), vous plaidez pour une refonte radicale du système d’aide alimentaire. Pourquoi ?

Les raisons sont plurielles et relèvent de considérations éthiques, organisationnelles et de santé publique. Le système d’aide alimentaire tel qu’il est conçu actuellement est inégal. Il ne touche qu’une partie des personnes qui ont du mal à s’alimenter. En 2018, l’inspection générale des affaires sociales (Igas) évaluait le nombre d’usagers de l’aide alimentaire à 5,5 millions. Il y a un grand flou sur les chiffres mais, en 2017, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) faisait état de 8 millions d’individus en insécurité alimentaire en France. Une autre enquête, réalisée la même année par le Secours populaire, estimait qu’il y en avait 13 millions. La première étude s’est basée sur l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire le fait de ne pas pouvoir manger tout le temps ce que l’on voudrait pour des raisons financières. La deuxième s’est intéressée à la précarité alimentaire, c’est-à-dire le fait de ne pas pouvoir accéder à une nourriture saine pour les trois repas de la journée. Quel que soit le calcul retenu, l’aide alimentaire ne couvre pas tout le monde.

 

Comment expliquez-vous que 3 à 8 millions de personnes n’y aient pas recours ?

Certaines personnes n’en connaissent pas ou mal l’existence. D’autres trouvent que c’est dégradant pour elles et préfèrent manger des pâtes et des biscuits pour tenir le coup. Des témoignages, recueillis par ATD quart monde sur le plan national, montrent très bien que l’utilisateur qui vient chercher de quoi se nourrir se sent en position d’infériorité. A contrario, le donateur, autrement dit l’enseigne qui donne ses produits aux associations caritatives qui les distribuent, en retire une image valorisante. Pour pallier cette relation asymétrique, des épiceries sociales ont été imaginées avec l’idée que les gens pourraient choisir leur nourriture et payer un petit quelque chose. Il y avait ainsi du don et du contre-don. Mais le terme d’« épicerie » est trompeur : le choix y reste extrêmement limité, les heures d’ouverture sont restreintes et, trop souvent, les locaux ressemblent plus à des hangars qu’à de vrais magasins. Un autre obstacle à l’aide alimentaire est que son accès n’est pas si facile. Il n’y a pas d’harmonisation territoriale et pas d’égalité de traitement. Selon que l’on va frapper à la porte de telle association ou de telle autre, les règles sont différentes. Certaines structures ne fonctionnent que trois mois, d’autres sont très éloignées géographiquement, d’autres encore ont des critères d’accès particuliers. Sans compter que le système fluctue selon la disponibilité des bénévoles.

 

L’aide alimentaire permet-elle, au moins, de couvrir les besoins de ceux qui en bénéficient ?

Nous manquons malheureusement de données récentes. Mais selon une enquête de 2008 que j’avais coordonnée et qui n’a jamais été reconduite, l’aide alimentaire ne couvrirait en moyenne que 40 % de leurs besoins énergétiques. Les distributions ont souvent lieu tous les 15 jours, les personnes ont beau repartir avec un chariot plein, il faut que la famille tienne avec cela. Dans ce contexte, le rôle des cantines pour les familles démunies est capital. Il y a eu une explosion des demandes d’aide lorsque les cantines, ainsi que les restaurants universitaires, ont fermé pendant le confinement. Les associations distributrices font ce qu’elles peuvent mais elles ne maîtrisent pas le contenu des produits qu’on leur donne. Les aliments frais comme les fruits, les légumes et le pain sont rares. Il y a surtout des produits secs, en conserves, faciles d’emploi, qui ne se périment pas rapidement. Dans l’ensemble, ce qui est donné ne permet pas de rééquilibrer les apports nutritionnels des bénéficiaires.

 

Ce système est-il une solution au gaspillage, comme annoncé ?

C’était effectivement l’idée du législateur au départ. Mais, paradoxalement, cette démarche induit une dépendance au gaspillage. Les denrées excédentaires des grands distributeurs ou les dons industriels ou agricoles « recyclés dans l’aide alimentaire » permettent aux donateurs de profiter d’une défiscalisation. Ces avantages fiscaux ne les incitent pas forcément à moins gaspiller. Le système est vicié sans compter que l’impact environnemental en termes de transport et de conditionnement, par exemple, n’est jamais pris en compte. De plus, les produits invendus ont souvent un défaut, notamment une date limite de consommation très courte. Or les pauvres ont droit comme tout le monde à des aliments de bonne qualité. Il vaudrait mieux réfléchir à un système d’économie circulaire pertinent et avoir une réflexion globale pour éviter les pertes. L’aide alimentaire est une nécessité dans des situations d’urgence mais c’est une béquille, pas une réponse pérenne. Il est important de redonner leur place d’accompagnement social aux associations.

 

Que voulez-vous dire ?

En France, la politique d’aide alimentaire est principalement basée sur de la redistribution de dons en nature et elle est entièrement déléguée au secteur associatif qui y consacre un temps fou. De fait, c’est un vrai casse-tête logistique où un enchevêtrement de diverses sources de financement (public, privé) croise différentes formes de distribution. L’administration de ces dispositifs d’aide étatique ou européenne engendre une bureaucratie galopante. Plus de 2 000 associations sont concernées par une procédure d’habilitation pour recevoir les stocks issus du Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD). Ce sont elles aussi qui assument le contrôle des documents ouvrant droit à la défiscalisation des entreprises. Autant de tâches chronophages qui les éloignent de leur mission première de soutien à l’insertion. Elles doivent aussi trouver les moyens matériels et humains pour organiser les tournées de ramasse (en lien avec la loi « anti-gaspillage » à laquelle les grandes surfaces alimentaires sont soumises), trier et distribuer les denrées dans des délais très courts.

 

En quoi pourrait consister le nouveau modèle d’accès à l’alimentation pour tous que d’aucuns comme vous réclament ?

Des voix de plus en plus nombreuses appellent effectivement à un changement de paradigme qui consisterait à passer de l’assistance alimentaire à l’instauration d’un droit à l’alimentation. Une sorte de sécurité sociale de l’alimentation à laquelle chacun aurait accès grâce à l’attribution d’une somme mensuelle (estimée à 120 € par personne, au vu des premières études disponibles) correspondant au coût minimal nécessaire pour avoir une alimentation choisie en toute autonomie et équilibrée. Le budget nourriture des personnes en situation de pauvreté en France est souvent inférieur à cette somme. Cette mesure est ambitieuse mais il faut la mettre en balance avec ce qu’elle pourrait apporter en termes de bénéfices sur la santé et de lutte contre les inégalités sociales.


 

(1) Catherine Gomy, chargée d’enseignement à AgroParisTech, spécialiste de l’économie solidaire et circulaire, et Doudja Saïdi-Kabèche, enseignante-chercheuse en sciences de gestion à AgroParisTech.

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