La grille, la chaise et le pied

C’est l’heure calme, après le repas. L’équipe de l’après-midi, fraîche et souriante, vient remplacer celle du matin, terne et fatiguée. Les transmissions se font au calme, dans une petite pièce à part, autour d’un café trop fort dans un gobelet trop mou. C’est l’heure calme, après la course folle des levers, des toilettes et des repas, avant la course folle des changes, des repas et des couchers. Dans le salon, les résidents somnolent, c’est la digestion post-prandiale, le lent cheminement de la bouche au rectum…

Nous venons de finir nos transmissions. Un état d’agitation, une somnolence inhabituelle, une constipation, un pansement d’escarre à refaire… Des transmissions classiques dans un Ehpad pas très classique. Après les infos du jour, la cadre a proposé de remplir la grille Aggir(1) de monsieur Pivert. Dix-sept questions portant sur les « activités corporelles, mentales, domestiques et sociales » et, pour certaines questions, autant de réponses que de soignants. Est-ce qu’il s’habille seul ? Eh bien, physiquement, il peut, dit Soraya. Oui, mais il ne le fait pas, soupire Jérôme. Avec moi il n’a pas le choix, tonitrue Martine ! En fait, ça dépend des jours… et des vêtements… et des soignants… et des envies… tempère Alex. Bref, on ne sait toujours pas si monsieur Pivert s’habille seul, mais on sait que Jérôme est blasé et Martine intraitable. On aborde laborieusement l’item dix, et il nous faut répondre à la question suivante : « Monsieur Pivert sait-il alerter en utilisant les moyens de communication à distance (cris, téléphone…) ? »

Soraya pense que oui, Jérôme hésite, Martine hausse les épaules, Alex réprime un bâillement, et je regarde ailleurs. Un ange passe…

Il y a soudain comme un bruit sourd et l’ange dégringole avec fracas. Et puis, rien. Rien, sinon les bruits habituels. Le bruit de la télé, une chaise qui racle le sol et la voix nasillarde de madame Moineau qui monologue.

Nous nous levons prestement. Un bruit sourd, ça n’est jamais bon signe.

Dans le salon, tout semble normal. Quelques résidents somnolent devant la télé qui crache une énième série idiote à base de « Machin parle à Truc qui couche avec Chose mais Machin aussi », madame Moineau discute avec l’homme invisible et monsieur Pivert tente distraitement de repousser un obstacle avec une chaise (celle qui racle le sol…).

A première vue, donc, tout est normal. A un détail près. L’obstacle qui gêne monsieur Pivert, c’est un pied. Le pied de madame Alouette. Laquelle se trouve par terre, dans une position improbable et sans doute douloureuse.

Pas de cris, pas de pleurs, pas de panique. Un clown unijambiste pourrait traverser le salon en chantant La vie en rose avec l’accent marseillais que ça ne changerait rien au cours des choses.

Quelques minutes plus tard, madame Alouette est installée confortablement dans un fauteuil, l’infirmière prépare une poche de glace et nous reprenons notre grille Aggir. Et à la question « Monsieur Pivert sait-il alerter ? », nous répondons en chœur : non !