Il y a un peu plus de 600 000 jeunes de moins de 25 ans orphelins en France, soit en moyenne un élève par classe. Une des raisons de l’invisibilité de ces enfants est que l’orphelinage associe le tabou de la mort à l’enfance qui est considérée comme une valeur refuge. Personne n’a envie d’en parler. De plus, le terme « orphelin » est très connoté. Il renvoie aux orphelins de guerre, à la misère… Or un orphelin est un mineur qui a perdu l’un de ses parents ou les deux, cela ne s’accompagne pas forcément de pauvreté ou de mort sensationnel des parents… Aujourd’hui, ce sont les décès par maladies ou accidents qui produisent le plus d’orphelins. A la différence d’autres pays, notamment en Afrique, la situation française a ceci de particulier que les orphelins absolus, ayant perdu leur père et leur mère, sont peu fréquents : plus de 90 % des enfants orphelins français sont des orphelins dits « exclusifs », ayant perdu un parent. Par ailleurs, les recherches sur le sujet sont rares. Les orphelinats en tant que dispositifs dédiés n’existent plus chez nous, les enfants sont accueillis dans des structures médico-sociales comme les maisons d’enfants à caractère social (Mecs) ou les foyers. A ce titre, les conclusions pouvant être tirées d’études étrangères ne sont pas toujours transposables ici. Enfin, il est compliqué d’isoler le rôle spécifique du décès parental dans le développement de l’enfant d’autres facteurs intervenant dans sa vie, comme le niveau socio-économique des parents.
Une enquête de la direction de la recherche, des études, des évaluations et des statistiques (Drees) atteste d’une moins bonne santé physique, d’études plus courtes et, par conséquent, d’un niveau de diplôme moins élevé des enfants orphelins comparé aux enfants ayant grandi avec leurs deux parents. Selon les auteurs, le raccourcissement de leur scolarité pourrait être lié à une perte de revenus dans la famille. Des travaux plus anciens sur les orphelins ayant grandi en institution de type orphelinat relèvent des conséquences délétères sur le développement psychologique et cognitif à long terme. Le contexte du décès parental peut aussi jouer. Ainsi, le deuil après un suicide est plus difficile à faire qu’après une longue maladie où un « pré-deuil » peut s’élaborer, qui dans certains cas peut atténuer la violence de la disparition.
Il manque des études épidémiologiques sur un grand nombre d’enfants qui permettraient de savoir combien voient leur scolarité entravée. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire spontanément, la baisse des performances ou l’échec scolaire ne paraissent pas être les conséquences les plus fréquentes. Des orphelins devenus adultes ont suivi des cursus d’études supérieurs longs et exigeants. Ils ont tendance à témoigner parfois d’une forme de loyauté au parent décédé. « Je l’ai fait pour qu’il soit fier de moi ou parce que c’est ce qu’il aurait voulu que je fasse », disent-ils. Certains surinvestissent l’école. A contrario, d’autres voient leurs performances baisser mais on ne connaît pas la proportion de ces deux cas figure. Les enfants endeuillés semblent toutefois avoir des problèmes récurrents de mémorisation et des difficultés à apprendre leurs leçons. Une étude que j’ai coordonnée montre une moins bonne mémoire à court terme, notamment la mémoire de travail qui demande une forte concentration. Une hypothèse qui reste à confirmer est que l’enfant endeuillé est envahi de pensées intrusives qui l’empêchent de se concentrer sur autre chose. Aujourd’hui, les enseignants sont démunis face à cela, d’où l’idée du guide qui vient d’être publié(1).
Le principal facteur de risque est l’absence de parole. Deux enquêtes révèlent que, devenus adultes, la moitié des orphelins déclarent qu’ils auraient aimé parler de leur situation quant ils étaient petits mais qu’ils ne pouvaient pas le faire. Il y a un « interdit d’évocation », selon le pédopsychiatre Guy Cordier, une méconnaissance du besoin de dialogue qui est pourtant central. Dans sa famille, l’enfant orphelin se heurte souvent au silence quant à son parent disparu. Le parent vivant évite d’en parler par peur, par souci de ne pas raviver des souvenirs trop douloureux ou parce qu’il ne sait pas comment faire. On chuchote en sa présence, on se tait ou on fait comme si de rien n’était. L’enfant orphelin finit par intérioriser l’idée qu’il ne faut pas aborder le sujet, qu’il faut d’abord s’occuper de leur père ou de leur mère en vie. Un voile est mis sur la mort et, par la même occasion, sur leur parent décédé. Or la verbalisation est nécessaire à l’enfant endeuillé pour qu’il puisse prendre de la distance par rapport à ses émotions. Pour toute personne, évoquer son ressenti est un facteur de résilience face au deuil. A condition bien sûr d’être respectueux et de ne pas leur imposer de tels échanges, les orphelins disent souhaiter que les gens connaissent leur statut sans pour autant en parler trop. Malheureusement, si quelques-uns sont accompagnés par leur famille, les éducateurs, les médecins, les enseignants… globalement, on les laisse se débrouiller seuls. Le silence les empêche de conceptualiser la mort et ses conséquences et les maintient dans l’ignorance de leurs propres besoins.
La spécificité de ce qu’ils vivent mériterait d’être un peu partagée. A défaut, ces enfants risquent d’être négligés dans leurs besoins, et en particulier leur besoin de disponibilité psychologique d’un adulte de confiance. La société fait comme s’il n’y avait plus d’enfants orphelins. Que ce soit dans la sphère privée ou publique, il faut les écouter ne serait-ce que pour les soulager de leur intense sentiment de culpabilité et d’illégitimité. Beaucoup d’orphelins devenus adultes ne se sentent pas à leur place parce qu’encore en vie alors que leurs parents ne le sont plus. On peut les soutenir également en se préoccupant du parent qui reste. Perdre son conjoint représente une épreuve très dure qui suppose de continuer à travailler malgré la tristesse, d’assurer la stabilité familiale, de suivre la scolarité des enfants… Dans beaucoup de familles, le niveau de vie baisse, parfois il faut déménager, l’enfant perd son environnement habituel en plus… Si on accompagne le parent restant, par ricochet, on protège l’enfant orphelin du risque de négligence circonstancielle.
de la fondation Ocirp, Jérôme Clerc est professeur en psychologie cognitive à l’université Grenoble-Alpes et auteur de plusieurs articles scientifiques sur les enfants orphelins.
(1) Engagée socialement auprès des orphelins, Ocirp publie le guide Etre orphelin à l’école, mieux comprendre pour mieux accompagner, et propose une plateforme de ressources qui vise à soutenir les élèves en situation de deuil : ecole-orphelin.fr.