J’ai été une fille, une sœur, une épouse, une mère, une salariée, une belle-mère, une aidante, une retraitée, une grand-mère… J’ai été dévouée, à mes parents, à mon frère, à mon mari, à mon patron, à mon fils… J’ai été une jeune fille bien éduquée, une femme qui savait tenir son logis, une lectrice compulsive de magazines féminins, une parfaite petite maman, une femme active puis une femme au foyer, une ménagère de moins de 50 ans et une mamie gâteau.
J’ai été tout cela, tous ces mots. Tous ces renoncements aussi.
Parce qu’une jeune fille bien comme il faut ne dit pas de gros mots et obéit sagement à ses parents. Parce qu’une épouse dévouée accomplit son devoir conjugal sans broncher et se lève avant son mari pour lui préparer son café. Parce qu’une bonne mère aime son enfant plus qu’elle-même et fait tout ce qui estpossible pour son bonheur sans se soucier de ce que cela implique pour elle(1). Parce qu’une employée modèle reste souriante en toutes circonstances, même quand le patron est un gros vicelard.
J’ai été parfaitement parfaite. Tout comme dans les jolies photos des magazines. Cheveux attachés, maquillage léger et jupes ni trop courtes ni trop longues. Féminine mais pas trop, assez pour entretenir le désir de son mari, pas assez pour susciter celui des autres hommes. Obéissance aveugle au modèle imposé : sois belle (mais pas trop) et tais-toi (en gardant le sourire) !
Et puis, sans tambours ni trompettes, j’ai vieilli. J’ai acheté une crème anti-rides. Mes bras sont devenus trop courts pour lire les notices. Le nouveau médecin était plus jeune que moi. Les fuites urinaires ont remplacé les menstruations. J’ai commencé à dire « à mon époque » et « de mon temps ». On m’a cédé la place dans le bus. Mes parents sont morts et je suis devenue la plus vieille génération de la famille. J’ai eu du mal à lacer mes chaussures… puis à enfiler ma veste… Aujourd’hui, j’ai une canne et une auxiliaire de vie. J’ai des réductions dans les trains et les musées. La RFA et la RDA ne sont plus dans les livres de géographie mais dans ceux d’histoire. Je passe plus de temps à fleurir le cimetière qu’à visiter mes amis. Je reçois plus de pubs pour les monte-escaliers que pour les produits de beauté, et je ne me demande plus comment décorer ma maison mais plutôt comment garnir mon cercueil. Du home sweet home à la dernière demeure, il n’y a qu’un pas. Aujourd’hui, j’ai plus de souvenirs que de projets.
Je suis l’épouse de l’homme qui m’a oubliée et la mère du fils qui a fait sa vie. Seule. Je suis une senior, une aînée, une ancienne… Bref, une personne âgée. Débarrassée des oripeaux de mon genre, parce qu’après tout un vieux, une vieille, c’est pareil.
Qu’est-elle devenue, la femme dont je n’osais rêver ? Enterrée vivante sous les injonctions de ma condition, ignorante bienheureuse des luttes de mon siècle, trop occupée que j’étais à me contenter de la vie que me vendaient La semaine de Suzette et Marie Claire Actuelle.
Je n’avais qu’une vie à vivre et voilà quel a été mon lot. Me voilà !(2)
(2) Simone de Beauvoir, citée par Benoîte Groult dans Ainsi soit-elle.