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A l’Esat de Lunel, le talent est inclusif

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L’Esat Via Domitia, à Lunel, a créé il y a presque dix ans un atelier-boutique d’œuvres d’art en plein cœur de ville, situé dans l’Hérault. Le lieu est devenu une institution où des adultes handicapés psychiques trouvent une place active au milieu de tous en créant des œuvres d’art qu’ils vendent en direct au public. Une activité valorisante, porteuse de sens et de rétablissement.

« DERRIÈRE LES ŒUVRES, IL Y A DES GENS QUI CRÉENT, ET LE MONTRER, ÇA ME PLAÎT. » Jessica de Rosa travaille à l’Es’Art, l’atelier artistique de l’Esat (établissement et service d’aide par le travail) Via Domitia de Lunel (Hérault). Pinceau à la main, elle se concentre, minutieusement, sur le décor d’une céramique. Comme une artiste. Son thème fétiche, c’est Frida Kahlo, dont elle décline le portrait sur des assiettes, des saladiers, des mugs ou sur des toiles de tableau. Des produits phares de la boutique. « Avant de venir dans cet atelier, j’aimais peindre des femmes, des vierges, confie-t-elle. Ici, je fais un peu de tout et j’y arrive. » Mettre le four en marche pour cuire la production, ça, elle ne le tente pas. Mais elle sait émailler des poteries ou aider les autres à préparer des moules, par exemple. Agée de 35 ans, Jessica est schizophrène. Avec Eric, Alexis, Elycia, Virginie, Isabelle, Maeva…, elle fait partie des dix salariés handicapés psychiques ou déficients intellectuels actuellement à l’œuvre dans cet atelier-boutique atypique ouvert en 2011. Elle l’a intégré dès l’origine.

« Dans son projet global, notre établissement a réfléchi très tôt à la question de l’art, du travail et du handicap et a choisi de valoriser la sensibilité et l’expression artistiques de personnes handicapées mentales et psychiques », résume Philippe Causse, directeur de l’APSH34 (Association pour personnes en situation de handicap), qui gère l’Es’Art. Ici, ce n’est pas le handicap qui prime, mais le don de chacun et la qualité d’une production. Cet atelier-boutique a concrétisé le concept et fonctionne cinq jours par semaine, aux horaires d’un commerce classique. « Il y a une notion de produits finis, qui doivent être aboutis parce qu’ils ont vocation à être vendus, à rencontrer un public et un marché », précise le directeur.

L’espace de vente, derrière une grande baie vitrée, donne directement sur une petite place du cœur de ville. Les objets d’art installés sur des étagères et sur des présentoirs sont classés par thèmes et par couleurs. Des petites séries et des œuvres uniques : beaucoup de céramiques (vaisselle et objets de déco tels que soliflores, poissons et autres oiseaux sur socle), des tableaux et peintures-collages, mais aussi des reproductions de Klimt, d’Egon Schiele ou encore de Modigliani, une passion de Maéva.

Créer a un effet thérapeutique

Isabelle, 45 ans, s’occupe, elle, d’accessoires en textile… Ce matin, elle ajuste un patron sur un tissu avant de découper les différentes parties qui seront montées pour créer de jolis sacs-cabas. Il y a aussi les « dondons » ultracolorées d’Alexis, schizophrène d’une trentaine d’années, qui travaille depuis toujours à l’atelier céramique de l’Es’Art, hormis une parenthèse dans un atelier propreté. Ses « grosses », qui rappellent les « nanas » de Niki de Saint Phalle, sont un autre grand succès de la boutique.

« Chez des personnes comme Alexis, la céramique a une fonction très importante. La création génère un réel apaisement en même temps que la possibilité de se rencontrer en se construisant une image valorisée par d’autres », explique Cloé Sibony, psychologue, intervenante à l’Es’Art. Alors qu’il a une perception assez morcelée de son corps, le jeune homme passe beaucoup de temps à travailler la matière pour fabriquer – justement – des corps de femmes opulentes, allongées, accroupies ou debout. « L’eau dans ses mains qui transpirent beaucoup le met en difficulté face au regard de l’autre. Il en a fait un atout pour modeler la terre avec laquelle il a un rapport singulier », indique la psychologue. Présente quelques heures par semaine à l’Es’Art, elle y reçoit aussi à la demande, une fois par trimestre, dans un espace de paroles.

A l’origine du projet : un foyer occupationnel installé dans le Lunellois au début des années 2000, devenu un atelier de création et de production. « Ce CAT [centre d’aide par le travail] était déjà dans une démarche de rétablissement à travers la pratique d’activités artistiques », évoque Geneviève Court. A l’époque, l’actuelle directrice du foyer d’hébergement Robert-Badinter, à Lunel, avait pour mission d’installer des établissements de l’APSH 34 dans la région. « La production artistique s’est avérée avoir du sens comme vecteur de rencontre entre le monde ordinaire et des personnes en situation de handicap en Esat », ajoute-t-elle. Pour Jessica de Rosa, qui a connu la clinique psychiatrique pendant plusieurs années, se réaliser à l’atelier a été une véritable libération. « N’ayant jamais été réhospitalisée, elle s’est installée en ville dans un appartement avec le soutien d’un SAVS [service d’accompagnement à la vie sociale] et n’est jamais malade », se félicite Geneviève Court.

Pour accompagner ses protégés, l’établissement a pris le parti de recruter des professionnels dotés d’un double parcours, éducatif et artistique. « Nos encadrants sont à même d’aller chercher l’expression artistique chez ceux qui en sont dotés, de les sensibiliser et de les former », prévient Philippe Causse. Au quotidien, deux professionnelles se partagent l’équipe, soit un maximum de cinq à sept personnes chacune. L’éducatrice spécialisée, Véronique Viols, passée par l’école des Beaux-Arts de Montpellier, a aussi une spécialisation en art-thérapie. Sa collaboratrice, Micheline Patrice, a été recrutée il y a cinq ans comme monitrice-éducatrice, forte d’un diplôme de céramiste. « Nous adaptons l’apprentissage en fonction des niveaux, qui sont très variables », souligne cette dernière.

« Nous vendons tous les jours, avec des périodes plus creuses comme dans tout commerce, mais globalement nous parvenons à écouler quasiment toute la collection », souligne Véronique Viols. On vient à la boutique pour des cadeaux d’anniversaire ou de fin d’année. Une clientèle le plus souvent locale et plutôt féminine, sensible à la déco ou à la démarche de l’association. Parfois, des visiteurs de passage en ville ou dans les environs font aussi le détour. L’occasion pour eux de découvrir le projet, d’en raconter l’histoire en offrant les objets… Le public peut en profiter pour se rapprocher des artistes en herbe, les observer à l’œuvre, échanger avec eux. « J’aime bien voir les gens heureux quand ils viennent acheter un cadeau », lâche Jessica de Rosa.

Des salariés en situation de handicap devenus formateurs

L’activité de la boutique peut aussi mobiliser une partie de l’équipe sur une commande prioritaire. Comme celle passée en décembre dernier par Cap Ingé, un bureau d’études de travaux publics nîmois : une collection de 110 mugs achetés à un fournisseur local puis peints et vernis sur place, que l’entreprise a choisi d’offrir en cadeau annuel à ses clients et partenaires. « J’ai été surpris par le niveau de finition de cet atelier et j’ai trouvé que ces personnes faisaient un travail super », confie Philippe Arnaud, le directeur de la société. Avant de passer commande, ce dernier s’est rendu sur place pour rencontrer les salariés, découvrir la boutique et trouver son idée. Décorés selon le motif et les couleurs demandés, les mugs sont partis empaquetés un à un dans un sac papier siglé d’un logo Es’Art très graphique, soigneusement peint à la main à l’atelier. « En même temps que je les offre, je “vends” l’histoire de l’Es’Art », se réjouit le chef d’entreprise.

Des partenariats ont également été engagés avec des entreprises comme Cap Gemini ou Sanofi pour un marché de Noël. Cette dernière a notamment commandé à l’Es’Art une ligne de vaisselle sur le thème des abeilles dont elle avait dessiné le modèle. « L’atelier a reproduit le graphisme sur des mugs et des assiettes qui ont été vendus aux salariés de l’entreprise au profit d’une association caritative, explique Mylène Dallembach, graphiste intervenant régulièrement sur des projets pour Sanofi. C’est un travail de pro qu’ils ont été très fiers de mener à bien. » Cerise sur le gâteau, dans le cadre d’une journée de formation sur la « cohésion d’équipe », la direction des ressources humaines du site d’Aramon a sollicité l’Es’Art. « Ce sont nos salariés en situation de handicap qui avaient le rôle de formateurs et devaient montrer leur savoir-faire aux salariés de Sanofi », se réjouissent en chœur Micheline Patrice et Véronique Viols. Des échanges sont aussi développés avec des collèges, un restaurant, une chambre d’hôtes… Et, depuis deux ans, l’office du tourisme du Lunellois invite l’Es’Art aux expositions « Made in Pays de Lunel » au même titre que d’autres artistes locaux.

Si tous les travailleurs accompagnés n’ont pas la même fibre créative ni la même capacité à se concentrer, « les réalisations des uns et des autres ont autant de valeur et sont mises en avant dans l’espace de vente, sans distinction », commente Micheline Patrice. Pour renouveler les productions, innover, favoriser les compétences, une fois par an, l’atelier propose une formation à une technique particulière et invite des artistes à venir pour quelques séances d’enseignement. L’an dernier, un spécialiste du dessin classique a fait travailler les participants sur le corps humain, les proportions. Un graffeur est aussi venu dévoiler sa technique. Cette année, l’équipe d’encadrement réfléchit à une formation sur les bijoux. L’accueil de la clientèle fait aussi partie de leur travail. Pour cela, des mises en situation se font à travers des jeux de rôle. A chacun ses préférences : « Certains ont confié être plus à l’aise dans une conversation avec le client plutôt qu’être observés par eux en train de dessiner ou de peindre », rapporte Micheline Patrice.

Au fil du temps, l’atelier-boutique est devenu une institution locale. Il permet surtout à ses bénéficiaires d’exister au sein de la cité, en plein centre-ville, d’être visibles. Tous habitent en foyer d’hébergement ou en logement indépendant, à Lunel, et peuvent venir à l’Es’Art par leurs propres moyens. Signe d’intérêt : à peine 3 à 4 % des participants projettent de travailler en milieu ordinaire. Elycia, 29 ans, schizophrène et bipolaire, vient deux jours par semaine à l’atelier, où elle peint des tableaux, décore des pots et des assiettes ou crée des objets en fil de fer. Elle s’occupe aussi de lisser les poteries. « Ici, c’est moins strict qu’en milieu ordinaire, on a plus de liberté d’expression, on n’est pas jugés. Et on nous apprend l’autonomie », glisse-t-elle avec fierté.

Une belle récompense

A l’initiative de Cloé Sibony et d’une éducatrice spécialisée, un film de trente minutes a été réalisé sur l’Es’Art. Filmés à leur poste, 15 salariés en étaient partie prenante, certains se prêtant au jeu des questions et des réflexions sur l’art, leur travail… Le court métrage qui en a été tiré a été lauréat, parmi 44 réalisations, du prix Autres regards au Festival Regards croisés, qui s’est déroulé à Nîmes en 2015 et dont le président du jury était Patrice Leconte, réalisateur des Bronzés, de Tanguy, de Ridicule, de La fille sur le pont, de Confidences trop intimes

Reportage

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