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Celle qui attend

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Elle est veuve depuis longtemps. Veuve et seule. Elle est seule et elle attend.

Elle attend le repas, le journal télé et une lettre. Mais la soupe est fade, la télé vomit les mauvaises nouvelles et seuls les prospectus s’entassent dans sa boîte aux lettres. Elle attend un coup de fil, le téléfilm de l’après-midi et une visite. Mais le téléphone reste muet, elle sait déjà comment finit l’histoire et sa voisine est morte la semaine dernière. Elle attend la nuit et le jour d’après. Elle attend sa dernière heure, mais les heures passent si lentement.

Alors, pour patienter, elle nous attend. Elle attend l’infirmière, qui passe en coup de vent. Elle attend l’auxiliaire, qui n’a jamais le temps. Elle attend ses enfants. Ils ne viennent pas souvent. Et entre chacun de nos passages, elle reste là, assise dans son fauteuil presque aussi vieux qu’elle, les yeux tournés vers la fenêtre qui donne sur la rue déserte. De toute façon, personne ne passe jamais par ici.

Autour d’elle s’éparpillent les reliques de sa vie. Photos de famille punaisées au mur, cartes postales des quatre coins du monde envoyées par son fils baroudeur, bibelots inutiles et moches rapportés par les petits-enfants de leur dernier voyage scolaire. Elle ne les regarde plus, ces souvenirs d’hier et d’avant-hier, elle les connaît déjà par cœur. Ils font partie du décor insipide de sa vie qui s’éternise.

Que peut-elle encore espérer à son âge ? Ce n’est pas qu’elle veut mourir, c’est juste qu’elle ne veut plus vivre. « C’est long de mourir. J’ai jamais demandé à vivre aussi longtemps. »

Ce soir, quand j’arrive chez elle, elle attend depuis combien de temps ?

Le teint livide, les yeux voilés, sa poitrine se soulève et retombe à un rythme effrayant. Coup de fil au Samu, allô le 15, faites vite, je vous attends ! Alors vite, je préviens son fils, celui qui est loin, trop loin pour revenir à temps. Et vite, l’ambulance arrive, les hommes en blanc, l’oxygène, le brancard, très vite, il faut partir pour l’hôpital, ça ne peut plus attendre.

Mais elle, qui n’en pouvait plus d’attendre, elle demande encore une minute. Juste une minute, pour emporter la photo de ses enfants. Juste une seconde, pour les derniers souvenirs. Le vieux fauteuil, les bibelots moches et les photos racornies. Ce soir, elle ne veut plus mourir. Ce soir, elle agrippe ma main et mon regard, elle étouffe et elle panique. Ce soir, elle veut attendre encore un peu. Une minute… Une seconde… Un instant. Et face à cette femme affolée, je suis là, désemparée, et je cherche mes mots comme elle cherche l’air.

« On vous emmène à l’hôpital, ça va aller, ils vont vous soigner, et demain ça ira mieux. J’ai prévenu votre fils, il sera là bientôt. »

Je mens comme elle respire.

L’ambulance est partie, emportant quatre-vingt-quinze années d’une vie qui s’éteint dans les clignotements d’une lumière bleue.

Je rejoins ma voiture. Il faut finir la tournée du soir.

La minute de Flo

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