Elle entre dans l’agence, dit « bonjour » timidement et demande un conseiller. « Je viens pour un devis », dit-elle d’une voix ténue. J’adopte un ton professionnel : « Si vous voulez bien me suivre, je suis à votre service. » Elle hésite. Ses yeux parcourent les présentoirs, s’arrêtant sur une plaque, une composition florale, une urne… et, ce faisant, elle esquisse un léger sourire. Je laisse le silence s’installer. Ces moments-là sont importants, le choix de la dernière demeure, du dernier hommage.
Quelques longues minutes s’écoulent, puis elle hoche la tête, chuchote un énigmatique « bien, très bien », et me suit dans le petit bureau. Je l’observe du coin de l’œil pendant qu’elle s’installe. Petite et chétive, elle a un je ne sais quoi d’antagonique. Un corps qui semble déjà mort et des yeux pleins de vie. Elle assène alors d’un ton sans appel : « Je veux du chic et du cher, du flamboyant et de l’exubérant. Il faut que tout le monde se souvienne de cet enterrement. »
Je hausse un sourcil. D’habitude, le vocabulaire utilisé dans mon bureau ne ressemble en rien à celui prononcé par cette drôle de dame. Les clients veulent du sobre, du discret, du simple et, si possible, du pas trop exorbitant.
« Le prix n’est pas un problème, j’ai de l’argent. Et j’ai fait une liste. » Elle me tend une feuille sur laquelle tout est minutieusement détaillé : musique, discours, texte ornant la plaque, faire-part de décès, description de la tenue et du maquillage mortuaires souhaités… Madame veut du kitsch et de la variétoche. Je dois avoir du mal à cacher ma surprise, car elle éclate d’un rire sibyllin. « Ne vous inquiétez pas, mon cher, la défunte, c’est moi. Et je veux un enterrement pétulant ! »
Pétulant. C’est le mot qu’elle emploie. Pétulant, du latin petulantia, signifiant « insolence ». Je reste coi. Elle poursuit.
Elle est mariée depuis quinze ans. Quinze ans d’humiliations, de violences et d’insultes. « Je suis morte avant d’être morte », me dit-elle dans un sourire las. Elle est mariée à un beau salaud et elle va mourir avant lui. C’est injuste, mais c’est ainsi. Mais depuis qu’elle est malade, elle revit. Parce qu’elle tousse, crache et vomit, elle le dégoûte et il ne veut plus d’elle dans le lit conjugal, alors il l’envoie dormir sur le canapé du salon. Mais maintenant, au moins, elle est tranquille. Il ne la regarde plus, ne lui parle plus, ne la touche plus. Il part tôt le matin et rentre tard le soir, bourré la plupart du temps, et l’ignore superbement. Il vit comme si elle était déjà morte, et elle se meurt avec une incroyable vitalité. Elle avait péniblement mis de l’argent de côté, pour partir, refaire sa vie ailleurs, loin de lui, mais l’annonce brutale du cancer a coupé net tous ses projets. Elle se préparait à revivre, et voilà qu’elle va mourir. Alors cet argent, hors de question qu’il en profite. Elle va tout dépenser, jusqu’au dernier centime, et puisqu’elle ne peut plus profiter des plaisirs de la vie, elle va s’offrir un enterrement exorbitant. Pétulant.
Elle sourit en prononçant ce dernier mot, et je souris aussi. Nous sommes deux sales gosses s’apprêtant à faire une sale blague à un sale type. Alors, ensemble, nous préparons les détails de ce qui sera sa plus belle sortie. Un cercueil en bois exotique, un capiton violet, une plaque funéraire avec photo incrustée sur décor floral, un monument digne d’une princesse de conte de fées, et des fleurs, plein de fleurs de toutes les couleurs. Pour la cérémonie, elle a sa play-list : des chansons gaies et des discours enjoués. Du splendide pour oublier le sordide.
Nous nous quittons sur une promesse : elle a eu une vie affligeante, elle aura une mort pétulante.
J’ai – presque – hâte d’y être.