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“Pour se rapprocher des sans-abri, il faut parfois s’éloigner”

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Comment aider les personnes sans abri à se reconstruire ? C’est tout l’enjeu de la clinique de la rue. Une approche qui exige du temps et des moyens humains, selon le psychiatre Antoine Courtecuisse, mais qui ne peut être qu’une réponse partielle.
Quelles sont les spécificités de la clinique de la rue ?

L’abord relationnel des personnes sans domicile est totalement différent des autres. Nous sommes face à des individus qui s’excluent d’eux-mêmes. Ils ont tendance à abolir leur souffrance en se mettant sur la touche. L’idée, avec mes collègues infirmières, assistantes sociales et éducateurs, est de leur ouvrir un horizon sur l’exclusion de soi. Mais, pour se rapprocher d’eux, il faut parfois s’éloigner, tant ils redoutent la relation d’aide. La clinique est particulière aussi car ils sont coupés de leur corps. C’est pourquoi il ne faut pas leur reprocher leur consommation d’alcool ou d’autres toxiques, qui sert à endormir, à apaiser ou à décaler les tourments psychiques et physiques. Les gens de la rue sont hors sujet, comme s’ils voulaient sortir leur être de leur personne. De même, plutôt que d’être dans la continuité de lien, ils ont tendance à activer des ruptures. Etre seul peut être soulageant pour eux : ils n’attendent rien des autres et les autres n’attendent rien d’eux. Ils ne prennent pas non plus soin de leur personne. Ils laissent aller leur vie, qui ne leur apporte aucune sécurité et, au fur et à mesure, tout vole en éclats. En revanche, bien qu’ils n’aient pas grand-chose, ils s’agrippent à leur coin de trottoir, à leur Caddie, à leurs petites affaires. Nos vies sont aussi nos objets. Arriver et leur arracher tout ça est d’une violence inouïe.

Pourquoi refusent-ils d’être aidés dans un premier temps ?

C’est un mode de défense. Ces personnes ont des parcours fracassés. Elles n’ont pas reçu de soutien en temps et en heure. Il faut y aller doucement. Qu’ils soient en équipe de rue ou en accueil de jour, les professionnels doivent accepter que la personne fasse des allers-retours ou juste des petits passages. Il faut la laisser partir afin qu’elle revienne d’elle-même. Elle nous teste, en quelque sorte. Dans d’autres champs de l’aide ou de la psychiatrie, la personne vient avec une demande étayée. Là, ce n’est pas le cas. Les professionnels doivent rester humbles, être malléables et toujours disponibles pour respecter le tempo de la personne. Cela nécessite de se mettre un peu à sa place, tout en sachant que notre réponse ne sera que partielle. Une chose est sûre : la clinique de la rue exige de travailler sur un temps long. Certaines personnes ont besoin de cinq ans pour arriver à une reconstruction. En outre, sur la durée, nous pouvons faire plus que les reloger, nous pouvons les soigner et les aider à s’insérer professionnellement selon des modalités respectueuses du parcours qui a été le leur.

Y a-t-il une différence d’approche envers les hommes et les femmes ?

C’est globalement la même approche, mais la vulnérabilité peut prendre des formes différentes. Pour les femmes, il y a le risque de la prostitution, des violences, mais aussi la possibilité de tomber enceinte. Ce dernier point peut aggraver la situation ou, au contraire, être un vecteur de reconstruction. Les médiations peuvent se révéler légèrement différentes. Avec les hommes, les rapports peuvent être un peu plus bruts ; avec les femmes, un peu plus sensibles. Mais tout cela est très subjectif, il n’y a pas de généralité. Le professionnel qui rencontre une personne dont la vie est en lambeaux doit faire preuve de délicatesse. Elle a perdu beaucoup de son intimité et n’est pas loin de perdre sa dignité. Quelque chose de l’ordre du transfert sensoriel se passe. Il arrive parfois qu’il faille passer la barrière des odeurs. Mais les sens, c’est aussi le goût, le toucher. Nous n’hésitons pas à partager un café avec elle, à lui serrer la main, à la saluer au même titre que nous saluerions quelqu’un d’autre. Et puis il y a les regards. Dans la rue, la personne reçoit souvent des coups d’œil obliques, accusateurs, voire gênés. Or regarder ou dire bonjour à un sans-abri vaut tout l’or du monde, un sourire est inestimable. Tout cela n’a rien de préfabriqué, il s’agit d’y aller entièrement et d’aimer son travail. Je rends vraiment hommage aux travailleurs sociaux. Il y a beaucoup d’humanité dans ces métiers là.

Le cœur est une chose, mais ont-ils suffisamment de moyens ?

Dans mon livre Histoire d’un sans-abri, Christine, l’assistante sociale, est toute seule en accueil de jour. Je ne l’ai pas inventé. Les travailleurs sociaux évoluent souvent dans des situations précaires, il faut leur proposer des contrats à durée indéterminée, les meilleurs enseignements possible… Des formations universitaires « santé et précarité » initiées par Médecins du monde existent, mais tout cela est un peu fragile. Peu d’attention est portée sur la grande précarité, a contrario, les avis et les jugements de valeur ne manquent pas. Pourtant, la plupart des personnes que nous accompagnons avaient un emploi, une famille, des enfants, un logement avant de sombrer dans la grande exclusion. A une période de leur vie, ça allait pour elles. Elles n’ont pas choisi la rue. Doit-on considérer qu’à un moment donné elles ne valent plus rien ? C’est terrible.

Arrivez-vous à mobiliser les membres de la famille ?

Nous essayons, mais c’est difficile. Les résistances sont liées aux traumatismes passés qui peuvent refaire surface. Toutefois, la présence de professionnels permet de déculpabiliser les familles, des parents qui souvent se demandent ce qu’ils n’ont pas bien fait avec leur enfant. Histoire de responsabiliser tout le monde, nous les invitons à s’impliquer à la hauteur de ce qu’ils peuvent faire. Il ne s’agit pas de chercher à recoller les morceaux mais de faire un peu de lien quand cela est possible. C’est particulièrement difficile quand il y a eu des maltraitances, comme c’est souvent le cas avec les jeunes de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui se retrouvent à la rue.

Que faut-il pour qu’une personne commence à se reconstruire ?

L’accueil est primordial à condition qu’il soit au niveau de ce que vit la personne dehors. C’est à partir de là que la personne va potentialiser des choses. Elle est hors champ relationnel, il faut qu’elle rembraye. Mais il ne faut pas la rebrancher sur des procédures administratives, des papiers à remplir ou des injonctions multiples, juste sur la relation. La personne en grande précarité a besoin de sentir qu’elle compte pour quelqu’un, même si c’est un professionnel. Les moyens sont humains, donc il faut qu’il y ait des gens autour d’elle. Une personne de la rue n’est pas heureuse, mais n’est pas forcément déprimée, donc il ne s’agit pas d’être larmoyant. En revanche, elle a souvent perdu les mots pour qualifier son être. Cette perte entraîne une disparition de l’histoire de vie et de la narration. Nous travaillons sur la narrativité en utilisant au début nos mots plutôt que les leurs et, bon an mal an, la parole se remet en état de marche. Pour moi, c’est le Gral.

Responsable

de l’équipe mobile « psychiatrie, précarité, interface » à Boulogne-sur-Mer, Antoine Courtecuisse est l’auteur d’Histoire d’un sans-abri (éd. érès).

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