Il arrive en fin de matinée. Il salue les résidents, quelques mots pour Ernestine et un geste amical pour Charlie, et sur chacun il pose un regard bienveillant. « Il », c’est Ange, l’animateur qui va de service en service, trimballant sa guitare et son sourire, écumant ses accords et ses projets.
Nous, les soignants, courons encore de chambre en chambre, trop occupés à finir notre travail.
« Faites comme si je n’étais pas là », nous dit-il de sa voix si polie si jolie, et nous repartons aussitôt dans les couloirs, là où d’autres nous attendent.
Il tire une chaise au milieu de la salle à manger, et s’installe là, tout seul avec sa guitare. Autour de lui, les résidents tournent et tournicotent, c’est le moment pas très calme juste avant le repas, ce moment de vide et de trop-plein d’agitation impatiente. L’homme pressé se lève et bouscule la femme qui somnole, l’homme qui ne parle plus s’agace face à la femme qui crie, et nous ne sommes pas là, trop occupés à courir partout et pour tout le monde. Mais aujourd’hui, c’est différent. Parce qu’aujourd’hui, Ange est là.
Quelques notes délicates, et la voix d’Ange s’élève, tout en douceur, comme un nuage flottant délicatement au gré du vent. L’homme pressé s’arrête et la femme qui somnole se réveille, la guitare aimante leurs regards et leurs yeux se posent sur les cordes et les mains qui les touchent.
Une chanson, puis une autre, le répertoire suranné de leurs jeunes années. L’homme qui ne parle plus tapote du pied et la femme qui crie se tait. Un ange passe.
Il est midi maintenant, et Ange est toujours là, pendant que nous installons les résidents pour le repas, sortons les serviettes, servons les entrées et donnons à manger à celui qui a besoin d’aide et à celle qui oublie son assiette. L’ambiance est étrangement calme.
« Tu peux rester encore un peu ? » Ce n’est pas une demande de ma part, c’est une supplique, à laquelle il répond favorablement, sans cesser de jouer, parce que s’il arrête tout s’arrête.
S’il arrête, celui qui veut toujours être ailleurs se lèvera et celle qui ne peut jamais être là s’endormira… Alors il continue, Ange, il continue pour celui qui marche à l’envers à l’endroit et pour celle qui somnole éveillée, il continue pour les soignants dont les voix se modulent imperceptiblement pour ne pas couvrir la sienne, légère et bienfaisante, il continue pour le zen émoi qui s’installe doucement, apaisant les esprits et faisant taire les cris.
Le repas dure longtemps, parce qu’il faut aider les uns et les autres, servir, couper la viande, rattraper in extremis une assiette qui s’apprête à tomber, et mille autres choses. Mais Ange reste avec nous, sa voix accompagne le bruit léger des couverts qui picorent et ses notes donnent le rythme de la langueur prandiale.
Et pendant qu’il chantonne, mes pensées s’évadent. L’été s’annonce compliqué, il y la chaleur, le déconfinement, les congés des uns et les remplacements des autres… Mais Ange sera là, avec sa guitare et sa voix, et ils nous offrira quelques notes de légèreté qui apaiseront le bouquet de nerfs et d’émotions des résidents de cette petite unité si particulière.
Je repense au Ségur de la santé dont nous attendons tant, parce que nous n’en pouvons plus du sous-effectif et des soins à la chaîne. Augmentations de salaire et promesses d’embauches, que demander de plus ? Mais finalement, vaut-il mieux avoir plus ou mieux ? Voulons-nous les bras travailleurs d’un soignant qui nous aide ou les mains délicates d’un guitariste qui nous apaise ?
Le repas est terminé. Ange pose sa guitare, la parenthèse musicale est finie. Le bruit remplace le silence et l’agitation reprend. Comme avant.