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“La prévention spécialisée est défigurée”

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La prévention spécialisée risque de disparaître, selon Pascal Le Rest, qui a longtemps été conseiller technique dans le secteur. En cause, la transformation des missions, les impératifs budgétaires et la course aux financements.
Quand la prévention spécialisée est-elle née en France, et pourquoi ?

Elle est née après la Seconde Guerre mondiale à partir de pratiques isolées se caractérisant par une façon nouvelle d’aborder la jeunesse, dont une partie est, à l’époque, confrontée à des problèmes de bandes ou d’errance. L’idée est d’occuper l’espace public et d’improviser des activités avec les jeunes dans la rue. Les intervenants sociaux d’alors sont des bénévoles, souvent formés au scoutisme, ou des personnes originaires du quartier, issues du milieu ouvrier, dont certains se professionnaliseront en tant que moniteurs. L’objectif est d’intervenir suffisamment tôt dans la vie des jeunes en difficulté afin d’en faire des citoyens en devenir. On est dans la période des « blousons noirs » et, face au risque – déjà largement surexploité à l’époque – d’une jeunesse qui pourrait déborder, la prévention spécialisée apparaît comme une réponse. Un certain nombre de lois vont asseoir ses bases, mais c’est un arrêté de 1972 qui lui donne son essor en facilitant le renouvellement des budgets des associations par les Ddass (directions départementales de l’action sanitaire et sociale).

Où en est-on aujourd’hui ?

Un premier tournant s’est opéré avec la loi de décentralisation de 1986, qui confie les compétences de l’aide sociale à l’enfance aux conseils généraux. C’est à eux que revient le financement des associations de prévention spécialisée, ce qui va engendrer une alternance de déconventionnements et reconventionnements. L’impression de fragilité du secteur et l’inconfort des professionnels de terrain s’accroît. Par ailleurs, la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance puis la lutte contre la radicalisation à partir de 2015 ont transformé le dispositif. Les services de prévention spécialisée ont été contraints d’orienter leur action dans ces directions, voire de collaborer avec les services du renseignement intérieur. Cela a été un véritable coup de semonce, un virage à 180 °. Normalement, la prévention spécialisée s’inscrit dans la protection de l’enfance. Les éducateurs de rue sont là pour apporter une aide éducative aux jeunes qui en ont besoin, un apaisement par la parole et l’écoute afin que ceux-ci entrevoient des solutions. Ils ont été à l’origine de régies de quartier, d’auto-écoles sociales et de bien d’autres initiatives. Les jeunes avaient confiance en eux et les professionnels pouvaient les aider à s’insérer socialement, voire professionnellement, à se bâtir un destin en quelque sorte. A partir du moment où est posé un diagnostic de délinquants ou d’apprentis terroristes potentiels, les éducateurs ne sont plus dans leur corps de métier puisqu’il s’agit de protéger la société contre l’enfant ou l’adolescent.

Concrètement, quelles sont les conséquences sur le terrain ?

Les éducateurs de rue se retrouvent dans une situation schizophrénique. Soit communiquer à leurs directions les statistiques exigées sur leurs actions de prévention de la délinquance ou de la radicalisation en prétendant faire des choses qu’ils ne font pas pour ne pas se couper de la réalité du terrain. Or, sous couvert d’évaluation de leurs pratiques, des règlements politiques se produisent. Soit rendre leurs interventions visibles et lisibles à la commande publique, au risque que les jeunes des territoires les suspectent d’être des indicateurs qui font remonter des informations nominatives et se détournent d’eux en n’adhérant plus à l’offre relationnelle. Pourtant, le premier travail d’un éducateur de rue est justement de se faire accepter dans un lieu où il ne vit pas. Souvent déconnectés du terrain, les directeurs des services de prévention spécialisée n’en ont pas pris conscience. En outre, même si les professionnels manquent actuellement d’une formation spécifique, la prévention spécialisée a démontré son intérêt par des méthodologies éprouvées. Et il était auparavant fréquent que, grâce aux éducateurs de rue, des adolescents deviennent animateurs de structures, éducateurs sportifs, voire éducateurs spécialisés à leur tour… Dorénavant, on voudrait que les éducateurs règlent les problèmes sécuritaires. On n’est plus dans l’action sociale.

La prévention spécialisée risque– t-elle de disparaître, comme le suggère un de vos livres ?

Sous prétexte que la prévention spécialisée ne veut pas se transformer, des financements et des postes ont été supprimés. De nombreux éducateurs de rue se sentent mal. De plus, ils prennent des risques sur la question de la radicalisation. Ils ne travaillent pas dans l’anonymat, leur présence quotidienne est parfaitement identifiée dans les quartiers, mais ils ne sont pas protégés comme les policiers. Dans les années 1980, on pensait que tout le monde était éducable et que des jeunes qui commettaient des actes répréhensibles pouvaient se réinsérer dans la société si celle-ci mettait les moyens adaptés. Depuis la fin des années 2000, on est passé de l’éducabilité à la neutralisation des jeunes supposés dangereux. C’est difficile de travailler la notion de sociabilité dans ce contexte. Les attendus des directions de prévention spécialisée ont changé, mais il est regrettable que celles-ci ne défendent pas davantage l’esprit et les valeurs qui prévalent dans le secteur : la solidarité, le service public rendu aux personnes, le partage d’expérience… Les éducateurs ont une vision de ce qu’il faudrait mettre en œuvre pour les publics qu’ils accompagnent, mais beaucoup sont broyés et démissionnent. La prévention spécialisée est en train d’être défigurée. Certaines structures ont compris qu’il valait mieux faire le jeu des départements et répondre à ce qui est demandé pour avoir des financements. Dans d’autres, les suppressions de postes menacent. On va vers la disparition d’un mode d’intervention.

Ce qui se passe avec les éducateurs de rue est-il symbolique de ce qui se passe dans le travail social en général ?

La prévention spécialisée est un peu une antichambre. C’est un mode d’intervention très spécifique, avec beaucoup de latitude et, peut-être, une difficulté à contraindre les professionnels à entrer dans des raisonnements managériaux. Elle a toujours été une variable d’ajustement des stratégies budgétaires, mais des logiques concurrentielles se mettent en place. C’est pareil ailleurs. Le management, la rentabilité font rage aujourd’hui dans le secteur social et médico-social, avec des demandes de remontées de chiffres, un découpage des modes d’action afin qu’ils soient transposables en données quantifiables. Ce qui rend difficile une intervention sensible requérant humanité, confiance, écoute, disponibilité. Sans compter que les problématiques sociales se complexifient. Avant d’être un délinquant, un adolescent est une personne à qui les éducateurs de rue renvoient une image d’altérité. Faute d’adultes engagés autour d’eux, beaucoup de jeunes sont dans le repli.

Conseiller technique

en prévention spécialisée de 2000 à 2019 et ethnométhodologue, Pascal Le Rest est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Mais qui veut la mort de la prévention spécialisée ? (éd. L’Harmattan, 2019).

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