Délinquant, malade, héros : trois figures tantôt étanches, tantôt entremêlées, tantôt mobilisées simultanément pour réprimer ou étiqueter des oppositions aux normes, valeurs et interventions de la politique néolibérale aujourd’hui hégémonique. Ces figures sont les têtes de pont de processus visant à mettre en cause des discours et comportements réfractaires aux systèmes d’autorité dominants. Processus discriminatoires dont les ressorts moraux et la frénésie sécuritaire sont en excroissance auprès de certains représentants des classes populaires et moyennes. Illustrons-les par quelques exemples…
Criminaliser. Tel est le sort fréquemment réservé à des jeunes issus de l’immigration impliqués dans des émeutes collectives au sein de cités fortement précarisées. Très médiatisées par les télévisions nationales et diabolisées par les pouvoirs publics, ces émeutes sont étiquetées comme passages à l’acte condamnables, sans avoir à les décrire ni à les définir. C’est pourquoi leurs auteurs sont vite épinglés comme “délinquants”, et ce d’autant plus facilement que leurs actes (exactions, casse de matériel, incendie de voitures…) confirment ce préjugé. Mais ne s’agit-il pas aussi de symptômes à décrypter, dans la mesure où ces révoltes surviennent la plupart du temps dans un climat de très fortes tensions avec les institutions au sein de ces quartiers dits “sensibles”, particulièrement relégués économiquement. Considérées à tort comme “violences gratuites”, comme si elles étaient dénuées de sens et de légitimité, ces émeutes expriment la plupart du temps une dimension politique de dénonciation des pratiques discriminatoires et de “bavures” policières, et plus globalement une hostilité à l’égard des rapports sociaux de domination dont ces jeunes sont les cibles.
Il s’agit toutefois de ne pas confondre la politique, soit une expression collective structurée sous forme d’organisation, avec le politique, cette dimension objective indépendante de toute intention consciente et/ou inconsciente des sujets concernés. Le brouillage des repères, alimenté par un traitement médiatique souvent spectaculaire, profite aux gouvernants pour condamner ces émeutes, de manière à rendre davantage illisibles les orientations idéologiques qu’elles véhiculent autant que celles que colportent leurs répressions.
Pathologiser. La psychiatrisation généralisée des enfants désignés comme “anormaux” n’est plus d’actualité. Pourtant, sous la pression de la révolution néolibérale, la médicalisation et/ou la psychologisation des comportements déviants sont fortes, légitimées par des orientations théoriques et cliniques issues des neurosciences et des psychologies comportementales aujourd’hui hégémoniques.
Ainsi en est-il de la question du “décrochage scolaire”, souvent associé aux difficultés d’apprentissage des élèves, désormais traduites en troubles. La catégorie générique des troubles “dys” apparaît ici déterminante pour rendre compte de ces problématiques. Non sans intérêt clinique, cette construction à large spectre tend à se proposer comme explication omnicompréhensive attribuée aux seules configurations neuropsychiques des élèves, légitimant une orthopédie médico-psychologique sur mesure pour chacun des jeunes. Mais individualiser ledit décrochage scolaire n’est-il pas une manière de faire l’impasse sur une explication multifactorielle. Qu’en est-il, en effet, des refus et autres résistances conscientes et inconscientes de certains élèves à adhérer aux apprentissages et connaissances hégémoniques promus par l’institution scolaire et aux modalités de transmission et de sanction de ces connaissances ? Quid des fidélités réelles et/ou imaginaires à l’égard de savoirs familiaux et culturels dont ces jeunes sont des représentants actifs mais qui n’entrent pas dans les programmes établis. Le décrochage scolaire ne serait-il pas aussi la mise en œuvre d’une contestation d’élèves qui pensent, à tort ou à raison, que cette école n’est pas la leur, ni faite pour eux, ni promotionnelle pour leur avenir ? D’autant plus lorsque celle-ci décroche à son tour à l’égard des élèves qui déstabilisent son fonctionnement. S’agit-il en fait de décrochage, de résignation ou bien de révolte ? Difficile de répondre autrement que par l’analyse au cas par cas. Dans tous les cas, il s’agit d’un acte qui interpelle sérieusement le système de l’Education nationale.
Héroïser. Soumis depuis des années à des rationalisations budgétaires et à une pensée gestionnaire étriquée, les professionnels de santé expriment leur colère dans les Ehpad, dans les services d’urgence, à l’hôpital public… La pandémie récente a rendu la situation explosive. Contraints de prendre des risques pour eux-mêmes et leurs familles, les soignants ont investi une médecine de combat, réorganisant leurs services, leurs pratiques et leurs horaires, transférant des malades vers d’autres régions moins saturées, triant certains patients en fonction de leur probabilité de guérison… Dramaturgie renforcée par le manque de matériel de protection et de traitements et par des directives contradictoires venues des plus hautes instances de l’Etat.
Pour tenter de répondre aux colères légitimes, le président français s’est escrimé à réenchanter le spectre de l’Etat-providence – mais juste le spectre, poursuivant par ailleurs la privatisation marchande du système de protection sociale et de santé. D’où son empressement à célébrer les soignants – devenus soudainement méritants – par des encouragements élyséens et des applaudissements quotidiens, à leur promettre des revalorisations financières et même des médailles. Ne pouvant plus les criminaliser comme les émeutiers qu’ils étaient encore avant-hier, ni les victimiser comme des proies de la politique économique et sociale qu’il conduit, le Président n’avait d’autre opportunité que d’en faire des héros nationaux. Pas dupes, les soignants auront vite compris, comme le dit le poète Jacques Prévert, que “l’étoffe des héros est un tissu de mensonge”. En témoignent la pénurie cachée de masques et autres matériels de première nécessité, de même que les embrouillaminis à propos des importations négligées, annoncées, détournées dont tous ont fait les frais. Sans compter les promesses de revalorisation des salaires et de réformes structurelles de l’hôpital public, pour l’heure matériellement inexistantes. Un défi de taille s’ouvre ainsi aux professionnels de la santé et du social : réussir à transformer leurs ressentiments et frustrations en projets théoriques et cliniques rigoureux, afin que les “premiers de corvée” éclipsent définitivement les “premiers de cordée”.
Criminaliser, pathologiser, héroïser sont des stratégies idéologiques qui, selon les circonstances et la nature des contestations, sont mobilisées par les pouvoirs publics pour tenter de dépolitiser les questions existentielles et sociétales qu’elles posent. Ces stratégies investissent quelques traits identifiables. L’un d’eux consiste à attribuer à chaque contestation un caractère d’anormalité, de régression, de transgression, bref de non-conformité à l’existant – ce qu’elle est très souvent –, en faisant systématiquement l’impasse sur les conditions économiques, politiques, idéologiques au sein desquelles elle se met à exister. Par ailleurs, ces stratégies tiennent pour évident le caractère supposé normal des fonctionnements institutionnels. C’est pourquoi ces contestations ne sont pas interprétées comme des luttes émancipatrices, des ouvertures, des trouvailles… mais seulement comme des symptômes à corriger ou des pratiques à sanctionner.
Individualiser chaque révolte est un autre trait de la dépolitisation en cours, comme si les idées et les actions revendiquées étaient seulement identitaires et corporatistes, sans rapport avec le fonctionnement néolibéral en cours. Leur traitement est rarement appréhendé comme une situation structurelle impliquant l’analyse critique de telle ou telle institution, voire de la société dans son ensemble, comme si ces contestations n’étaient pas également symptomatiques du monde tel qu’il va. La dépolitisation est une arme redoutable, puisqu’il s’agit de masquer les enjeux idéologiques, souvent progressistes, dont ces colères sont des expressions. Ne soyons donc pas dupes. »
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