« Ma mère n’en pouvait plus de moi, je faisais trop de bêtises, raconte Jeanne(1), grande fille lumineuse de 14 ans à peine qui paraît beaucoup plus que son âge. Elle m’a donné le choix entre aller en pension ou chez mon père, à 800 km de chez elle. J’ai choisi mon père. Je suis arrivée à Toulouse il y a un an mais, avec lui, c’est très compliqué. Pendant le confinement, j’ai fugué plusieurs fois aussi. En attendant d’aller dans une famille d’accueil, je me retrouve ici, où je me sens très bien. »
Ici, c’est le Domaine d’Ariane, bel espace arboré de 27 hectares à Mondonville, à proximité de Toulouse, où le SAUS 31 (service d’accueil d’urgence solidaire de Haute-Garonne) a ouvert le 30 mars. Un exploit ! « Nous l’avons monté de toutes pièces en moins d’une semaine pour accueillir les enfants en danger ou maltraités pendant le confinement », indique Gérard Castells, directeur bénévole du centre mais aussi directeur de la Mecs (maison d’enfants à caractère social) Le Chêne vert, dépendant de l’Anras (Association nationale de recherche et d’action solidaire).
En effet, il paraissait difficile, voire impossible, pour les institutions existantes d’accueillir de nouveaux jeunes. L’idée de ce centre, unique en France, a germé lors d’une rencontre avec Véronique Desfours, directrice « enfance et famille » du département de la Haute-Garonne. « Sans les vieux amis du secteur qui ont répondu présents et sont venus bénévolement prêter main-forte, il n’aurait pas été possible de l’ouvrir en si peu de temps », précise Gérard Castells. Ainsi, Thierry Stivanin, directeur de la Mecs Foyer Pargaminières de Toulouse, a endossé le rôle de directeur de l’organisation de l’accompagnement éducatif et Benoît Réau, jeune retraité et ancien directeur de la Sauvegarde 31, celui de directeur délégué chargé de l’accompagnement éducatif. C’était à la mi-mars, et Toulouse et sa région se préparaient pour une vague de Covid-19 qui, après le Grand Est, allait se déverser, pensait-on, sur le reste du pays.
Le centre a reçu un agrément pour 174 jeunes. Trois profils ont été retenus : ceux qui étaient en danger ou maltraités à leur domicile pendant la pandémie, ceux dont les familles d’accueil avaient besoin d’un peu de répit et ceux dont les parents étaient hospitalisés. « En réalité, nous avons été le relais de toutes les situations qui, à un moment donné, pouvaient mettre l’enfant en danger ou les parents en difficultés », souligne Gérard Castells. Au début, il pensait installer le centre dans un collège. Finalement, la Ligue de l’enseignement, avec laquelle il a passé une convention, lui a proposé le Domaine d’Ariane. Restait à composer les équipes. Il a été décidé de regrouper les jeunes en fonction de leur âge par groupe de dix, à l’exception des fratries, qui ne seraient pas séparées. « Pour chaque groupe, il fallait six éducateurs, deux surveillants de nuit en roulement, une maîtresse d’intérieur, deux animateurs qui interviendraient à tour de rôle », énumère Benoît Réau. Auxquels s’ajoutent, pour l’ensemble des jeunes, deux enseignantes, deux infirmières et un médecin généraliste, n’intervenant quant à lui qu’une demi-journée par semaine. Soit un total de 180 personnes ! Problème : à la coopérative associative Coop emploi avec laquelle ils ont l’habitude de travailler, le vivier de remplaçants commençait à se tarir. Et pour cause. Dans les établissements confinés, il fallait remplacer les professionnels qui avaient choisi de rester chez eux, soit parce qu’ils avaient leurs enfants à garder, soit parce qu’ils présentaient des risques de comorbidité liés au Covid. « Nous sommes allés chercher les secondes lignes, avoue Gérard Castells. Coop emploi a ratissé sur le Net, on a pris en priorité les personnes qui étaient en lien avec le médico-social et l’animation. »
Se sont portés volontaires des psychomotriciens, des psychologues, des étudiants d’écoles d’éducateurs ou d’infirmiers, des animateurs, de futurs enseignants et parfois des profils éloignés du travail social, comme des ingénieurs. « Nous avons aussi eu une jeune femme se préparant à passer le concours de professeur des écoles qui a fait un admirable travail cognitif pour donner aux jeunes le goût d’étudier », affirme Benoît Réau.
Deux vigiles sont venus en renfort des éducateurs pour assurer une protection des individus et du lieu. « Il y a eu un peu de casse mais rien de grave, et pas plus que ce que l’on rencontre habituellement dans un Itep (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) », commente le jeune retraité. En revanche, les consignes de sécurité liées au virus ont été difficiles à mettre en œuvre. « Quand le gamin ne sait pas manger tout seul ou qu’il est en crise, on fait comment avec la distanciation sociale ? Comment enfermer pendant quatorze jours dans une chambre à part, comme le prévoyait le protocole, un enfant que lon nous emmène en pleine nuit ? C’est impossible de demander à un gamin de 13 ans qui est en crise de rester dans la chambre », pointe Gérard Castells. Néanmoins, quelques jeunes dont les parents ou la famille d’accueil, contaminés par le coronavirus, avaient été hospitalisés ont été placés en quatorzaine.
La question du respect du protocole s’est également posée pour une petite fille de 3 ans et demi qui, en théorie, aurait dû rester dans le centre jusqu’au déconfinement. « Sa maman était en grande difficulté ponctuelle, décrit Thierry Stivanin. On n’allait pas séparer pendant deux mois une enfant si jeune de sa mère, c’était irréaliste. On a fait pression auprès des autorités en expliquant que la priorité, c’était la relation affective. Finalement, on a été suivis par l’ASE (aide sociale à l’enfance) et elle a pu retourner chez sa mère. »
Début juin, 21 jeunes – ceux dont l’orientation apparaît plus délicate – étaient toujours hébergés au centre, sur 90 au maximum en plein confinement et 120 au total. En moyenne, ils ont vécu là entre un mois et demi et trois mois avant de retourner chez eux avec une action éducative en milieu ouvert (AEMO) judiciaire ou un placement à domicile (PAD), en famille d’accueil ou dans l’une des nombreuses structures médico-sociales. Parmi les jeunes, 60 % vivaient dans leur famille quand ils ont été orientés dans le service d’urgence, 20 % étaient en famille d’accueil et 20 % y ont trouvé un relais pendant que leurs parents étaient hospitalisés. Certains faisaient déjà l’objet d’une AEMO ou d’un PAD mais, paradoxalement, d’autres étaient totalement inconnus des services de l’ASE.
Audrey Moyaux, de la Ligue de l’enseignement et responsable du Domaine d’Ariane, s’est investie dans l’accueil de ces jeunes : « La plupart ont connu des violences physiques, parfois de la part du beau-père ou de la mère. » C’est le cas de Rosa, 14 ans, qui vit seule avec sa mère et pour laquelle le confinement a mis le feu à une relation explosive. « Les voisins ont appelé les services sociaux quand ils ont assisté à une scène de violence se déroulant sur le balcon, relate Anne Céas, éducatrice spécialisée et responsable de service. La violence existait avant le confinement, mais cette famille n’était pas repérée par les services sociaux. »
Comme cette adolescente, nombre de jeunes sont arrivés en urgence, dépourvus de tout, parfois en pleine nuit. Ils ont pu trouver ce dont ils avaient besoin dans une grande pièce où s’entassent vêtements de toutes les tailles, kits d’hygiène, jeux, livres, jouets, trottinettes et peluches. « Beaucoup d’enfants arrivent sans rien, ce sont les gendarmes qui les emmènent la nuit », mentionne l’éducatrice. La journée est rythmée par les repas pris en commun, des cours adaptés à leurs niveaux (environ deux heures par élève) et des activités au choix : danse, rugby, boxe et pêche. La Ligue de l’enseignement est intervenue pour mettre en place des parcours fléchés ludiques ou plus sportifs, les mardis et les jeudis.
Protégée par une visière, Jeanne fabrique dans l’atelier une balançoire avec un vieux pneu, sous les conseils avisés de Bernard Siaud, éducateur. « La balançoire restera. C’est important de laisser une trace de son passage », soutient Anne Céas. Une façon symbolique d’inscrire ce séjour dans un parcours. Autant pour le jeune que pour la Ligue, qui n’a pas forcément l’habitude de s’occuper de ce public et est en train de réaliser un film de fin de séjour sur ces moments de partage. Benoît Réau insiste : « Nous avons vraiment à cœur d’avoir une continuité dans l’accompagnement. Nous ne voulons pas seulement être une parenthèse. C’est pourquoi, depuis le déconfinement, les jeunes qui doivent rentrer vivre dans leur famille le font progressivement. » Concrètement, l’adolescent retourne chez lui deux jours puis revient au SAUS 31. Ces allers et retours permettent à chacun des proches de se réhabituer à l’autre, et à l’équipe de pouvoir faire le point avec le jeune et sa famille. « De temps en temps, nous ajoutons l’intervention d’un Itep afin de remettre en place tous les partenaires nécessaires pour que le jeune ait un parcours construit autour de lui », déclare Gérard Castells.
Déconfinement oblige, le service d’accueil d’urgence solidaire a fermé ses portes le 30 juin. Mais l’expérience a été unique. « Travailler au bord d’un lac, dans tout cet espace, c’est incroyable, s’exclame Bernard Siaud. Certes, nous sommes arrivés dans l’urgence en même temps que les ados, sans connaître les lieux, et nous avons dû essuyer un peu les plâtres. D’autant que la structure a le défaut de ses qualités : elle est immense, et nous avons beaucoup cherché les jeunes. »
En tout cas, le dispositif provisoire a fait mouche, et certains départements ont manifesté leur intérêt pour ce montage et contacté les initiateurs. « Le modèle est reproductible, mais s’il fallait recommencer, nous améliorerons quelques points. Nous serions plus attentifs, par exemple, au profil des jeunes », avertit Gérard Castells. Alors que l’agrément portait sur trois critères précis, la structure a reçu des jeunes connus de longue date par les services de l’ASE. « Une bande qui se connaissait pour avoir fréquenté les mêmes institutions est arrivée. Ça a été un peu difficile mais toute l’équipe s’est accrochée », relève Bernard Siaud.
Dans l’urgence, impossible de tout prévoir. D’ailleurs, Gérard Castells rappelle avoir accepté ces jeunes pour rendre service : « Nous n’étions pas vraiment outillés car cela reste un dispositif éphémère. Une équipe se construit dans la durée, c’est ce qui permet de créer une identité et des hypothèses de travail. » Non seulement le temps a manqué mais les équipes ont travaillé dans une discontinuité permanente, certaines le week-end, d’autres le soir. Des réunions de travail et de synthèse ont eu lieu régulièrement mais n’ont pas suffi. « Une équipe, il faut qu’elle se rencontre, insiste le directeur, et dans un centre comme le nôtre, c’est très compliqué. Si c’était à refaire, ce serait peut-être avec de petites unités rattachées à des établissements. » Ce qu’approuve Benoît Réau : « Je pense aussi qu’il faudrait des systèmes plus modulables, plus petits. »
La formation et le profil des volontaires interrogent également. Si une majorité était constituée de professionnels du secteur, d’autres n’étaient pas suffisamment aguerris. « La bonne volonté ne peut pas suffire à prendre en charge un certain nombre de problématiques qui demandent une expérience, une organisation pérenne et une culture institutionnelle », note Gérard Castells. Une leçon à retenir si, un jour, il fallait ouvrir un centre semblable. Bernard Suaud, lui, a trouvé son compte dans cette expérimentation : « C’est ce que j’aime, ne pas avoir de cadre, créer son contenu et son contenant en même temps. » A côté de lui, Anne Céas renchérit : « Construire un accompagnement au fur et à mesure, dans un contexte en constante mobilité, était une expérience assez extraordinaire. » Et les jeunes ? Beaucoup ont envie de rester au centre d’accueil. « Les adultes sont compréhensifs, ici. C’est calme, pas comme chez moi, où tout le monde crie », lâche Iris, 15 ans. Thibault, lui, regarde le soleil se coucher. C’est l’heure où les carpes se rapprochent du bord du lac pour attraper les moustiques. Il prend sa canne à pêche, son téléphone dans lequel résonne en boucle la voix du rappeur Naps, et disparaît entre les arbres. Un concert de grenouilles se fait entendre, de plus en plus fort. « C’est toujours comme ça. Quand l’une commence, les autres suivent, ironise Bernard Siaud. Un peu comme nos jeunes ! »
(1) Les prénoms des jeunes ont été changés.