Tous les humains sont sensibles à ce qui se passe dans leur environnement humain et relationnel. Mais chez les personnes atteintes de troubles démentiels comme la maladie d’Alzheimer et apparentée, il est encore plus essentiel car ces pathologies provoquent des formes d’hyper sensibilité à la façon dont elles vont être considérées, regardées, dont on va leur parler… Elles sont aussi beaucoup plus sensibles au niveau sensoriel, d’où l’importance de développer des jardins thérapeutiques, de travailler sur l’espace. Elles peuvent souffrir facilement de phénomène de saturation. Si à un moment, il y a trop de lumière, de bruit, de mouvement autour d’une personne, son cerveau peut ne plus parvenir à digérer et à traiter l’ensemble des informations. Dans ces cas là, elle peut se sentir débordée et avoir une telle montée de stress qu’elle va se mettre à crier, à s’agiter, à taper sur la table… Dans toutes ces maladies, la marge de tolérance que chacun a en temps normal se réduit. Il suffit que l’on soit maladroit avec une personne Alzheimer pour que cela la mette dans un état de panique ou d’anxiété. D’où l’importance de particulièrement travailler l’environnement pour qu’il provoque le moins possible d’angoisse.
On ne peut pas généraliser. Dans les établissements, les situations sont très différentes. Mais aujourd’hui, plus personne n’ignore qu’il faut le faire. Certaines structures sont déjà bien avancées dans cette prise de conscience, quand d’autres ont encore un grand chemin à parcourir. Beaucoup d’établissements fonctionnent encore dans une logique à l’ancienne, où c’est aux résidents de s’adapter à eux. Mais d’autres ont compris que dans ces pathologies qui altèrent les capacités d’adaptation, c’est à eux de s’adapter aux personnes. On parle parfois d’« environnement prothétique ». C’est un environnement qui, telle une prothèse, essaie de minorer ou compenser les troubles dus à la maladie. Si on compare un établissement avec des couloirs aux portes identiques dont une seulement est affublée d’un pictogramme ou d’une étiquette avec le mot « toilettes » à un établissement dont la conception a été réfléchie et qui a réservé une couleur, le bleu par exemple, pour indiquer les toilettes, les résidents Alzheimer du premier lieu vont se perdre et ne reconnaîtront rien, tandis que ceux du second lieu auront compris que le bleu signifie « toilettes ». Les résidents du deuxième établissement vont garder plus d’autonomie que ceux du premier, et pourront continuer à aller aux toilettes seuls pendant encore plusieurs années, parce que le bleu ne sera utilisé qu’à cette fin, et nulle part ailleurs dans l’établissement. Au niveau matériel et architectural, il y a beaucoup de choses à réaliser pour limiter les conséquences des symptômes. Ils sont toujours là mais, selon l’environnement, leurs effets délétères ne seront pas aussi rapides.
Tout soin est relationnel, certains professionnels l’ont bien intégré. Mais le danger des soins techniques est qu’il nous fasse oublier cette évidence. Or un soin purement technique, aussi banal soit-il, engendre aussi une relation. Et les personnes souffrant de démence y sont très sensibles. Un soin fait sans dire bonjour ou un petit mot n’aura pas de conséquences sur un patient psychiquement normal. Le malade aura même éventuellement de l’empathie pour l’infirmière pressée ou fatiguée. Alors que sur un patient Alzheimer, cela risque d’être vécu comme une forme d’agressivité dirigée contre elle.
Il y a une double révolution culturelle à faire. C’est non seulement à l’environnement de s’adapter aux personnes, mais il faut passer d’une époque où le soin est très centré sur l’acte à celle où il est d’abord centré sur la relation. Les directeurs d’établissements, en général, le reconnaissent très bien en « off ». Beaucoup préfèreraient clairement recruter sur des critères relationnels et former en trois semaines des aides-soignantes aux gestes techniques, mais ce qu’ils vivent actuellement est carrément l’inverse. Dans leur formation, les soignants passent des heures à savoir comment laver une personne mais ne travaillent pas assez sur les aspects psycho-relationnels qui sont pourtant les plus importants.
C’est l’histoire. On est dans une culture très centrée sur la technique et l’hygiène. Il faut dire aussi que la technique protège. Accepter de faire cette révolution signifie qu’il faut travailler avec les soignants leurs capacités psychiques à rentrer tous les jours en contact avec des personnes ayant des pathologies difficiles. Etre dans la technique est une armure. Plus un soignant est concentré sur une seringue ou sur une couche, moins il est touché par une personne qui n’arrête pas lui dire qu’elle a envie de mourir ou qui lui demande pour la énième fois comment il s’appelle, alors qu’elle l’a vu des centaines de fois. Un des biais de certaines méthodes comme l’Humanitude, axée sur l’attention à l’autre, l’empathie, est de ne pas prendre suffisamment en compte ce qu’elles vont engendrer comme danger psychique possible chez les soignants. Lorsqu’on s’ouvre aux personnes ayant des démences, on est aussi plus réceptif à tout ce qu’elles nous envoient d’angoissant. Il faut donc un dispositif dans l’établissement pour que les équipes en parlent tous ensemble. Car, on ne le dit pas, mais, aujourd’hui, la quasi-totalité des Ehpad de France sont en réalité des institutions spécialisées pour des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée. Environ 90 % des résidents de maisons de retraite ont ce type de troubles, ils ne sont pas là parce qu’ils s’ennuyaient chez eux et qu’ils cherchaient des partenaires pour jouer aux cartes. D’où la nécessité absolue que ces établissements s’adaptent à ce type de résidents. Il y a un retard politique et social par rapport à cette réalité qui n’est plus celle d’il y a trente ans.
Ils sont toujours porteurs de sens dans la mesure où les troubles du comportement sont avant tout des troubles d’expression. L’être humain est un être qui s’exprime. Quand il ne peut plus le faire par un langage plus ou moins rationnel, il le fait sous d’autres formes et, principalement, par le comportement. Dans les Ehpad avec lesquels je travaille, pendant le confinement, il y a eu une réduction des troubles du comportement chez un certain nombre de résidents chez qui ils étaient les plus importants ou, du moins, jugés les plus dérangeants par les soignants. On aurait pu penser le contraire, les équipes étaient d’ailleurs paniquées, pensant que ça allait être la catastrophe. Il est possible que le partage avec les soignants d’une peur généralisée ait eu un impact. Le résident, qui d’habitude est seul à porter son angoisse, ne l’était alors plus, puisqu’elle était répartie sur tout le monde. L’inquiétude des soignants étaient aussi focalisée sur le virus et le respect des consignes, ce qui leur a sans doute permis de relativiser d’autres choses comme le respect de l’heure du petit déjeuner, par exemple. Ça a fait du bien d’une certaine manière.
Pas véritablement, il n’y a pas de palmarès mondial des Ehpad où il est bon de vieillir quand on a la maladie d’Alzheimer. Le Québec, avec l’approche Carpe Diem, est plus avancé que nous sur certains points mais en retard sur d’autres. Chaque pays a son histoire, sa culture. En fait, la question du « prendre soin » autrement est très « établissement-dépendant ». Il y a des structures formidables en France comme il y en a au Québec. Mais il y a aussi des horreurs dans ce pays comme il y a des horreurs dans des établissements français.
(1) Auteur de Ces troubles qui nous troublent, Ed. érès – Voir ASH n° 3166 du 26-06-20, p. 37.