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La vie de Georges

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« Tu veux venir ? »

Elle a posé la question presque timidement. Après plus de trois mois sans voir Georges autrement qu’à travers un écran, le grand jour est arrivé. Visites autorisées à l’Ehpad, sur rendez-vous, deux personnes maxi, avec masques et gestes-barrières.

« Tu veux venir ? », c’était sa façon polie de demander « tu peux venir ? ».

Parce qu’à deux, ce sera plus facile. Parce qu’elle a peur, Florimonde(1), peur de le retrouver, mais aussi peur de ne pas le retrouver.

Alors j’ai dit oui. Oui, je veux bien, oui, je peux, oui, je comprends que tu aies peur, oui, je suis là. Oui, je t’accompagne.

Georges, je le connais sans le connaître. Je vis dans sa maison, je mange dans sa vaisselle et je conduis sa voiture. Je salue ses voisins, tonds son jardin et, surtout, je veille sur sa femme comme elle veille sur moi.

Georges, c’est cet homme élégant qui sourit sur toutes les photos du grand album de famille : Georges enlaçant tendrement Florimonde, Georges étendu sur la plage, Georges endormi sur « son » fauteuil après une trop longue journée de travail, Georges se délectant d’un bon gâteau, Georges jouant au ballon avec son fils, Georges posant fièrement devant sa première voiture… Et puis, au fil des pages et des années, Georges vieillit, son fils grandit, mais toujours il garde cette posture élégante et ce sourire enjôleur.

Des pages et des pages de Georges, mari attentionné et père aimant, travailleur acharné et voisin serviable. Et puis les dernières pages. Georges se tasse, les rides creusent leurs sillons autour de son sourire qui s’efface, et ses yeux regardent vers un ailleurs qu’il semble être le seul à voir…

Georges est désormais l’homme absent toujours présent, et l’homme présent toujours absent.

Et maintenant, il est là, devant nous. Georges. Assis et avachi dans ce fauteuil qui semble trop grand pour lui. Il est là sans être là, tout près et pourtant si loin.

Florimonde regarde Georges, Georges me regarde et je ne regarde rien. Ou plutôt, je regarde tout, tous ces détails incongrus, ricochets d’une vie particulière dans ce lieu particulier. Les photos sur les murs, images du passé, parce que le présent ne fait que passer, inconstant et inconsistant. Le pyjama-combi posé au pied du lit, avec sa fermeture-éclair dans le dos, parce que parfois les hommes vieux et déments se déshabillent et font des choses bizarres, et ça pourrait gêner les autres. La salle de bain ouverte sur l’intimité perdue et, au pied du lavabo, ce paquet de changes complets, taille S, absorption maximale, parce que parfois les hommes vieux et déments oublient et s’oublient.

La vie de Georges est dans tous ces petits détails. Le passé de l’homme élégant et le présent du vieillard dément. C’est la main de Florimonde posée sur le bras de son mari, c’est la délicatesse de la soignante qui entre furtivement déposer un plateau de petites douceurs. C’est aussi le lit à barrières et les repas mixés, les cris de la nuit et les sanglots du jour.

La vie de Georges, c’est l’humanité qui l’entoure pour faire de lui un homme. C’est la vie qui continue, avec lui, tout doucement, pour lui, tout simplement.

La vie de Georges est entre les mains de ceux qui en prennent soin.

Notes

(1) Voir « Juste nous, ensemble », dans les ASH n° 3130 du 18-10-19, p. 5.

La minute de Flo

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