« On a survolé une région inhabitée de Tasmanie dans un tout petit avion, c’était rocambolesque ! », raconte Jean-Marie Marquet. En l’écoutant revenir sur ses péripéties à travers l’Australie, on peine à le visualiser affronter en fauteuil roulant ce territoire sauvage à la géographie accidentée. Et pourtant, c’est ainsi qu’il a réalisé le premier grand voyage qui changea sa vie. Nous sommes alors au début des années 2000 et Jean-Marie Marquet est tétraplégique depuis quatre ans. Depuis sa petite enfance, le Rennais pratiquait la gymnastique : cheval d’arçons, barres parallèles, figures… « Pour le loisir, mais avec des objectifs de performances », précise celui qui n’arrêtera jamais de se lancer des défis. Pendant un entraînement, il se blesse en faisant une mauvaise chute au trampoline. « Au moment de l’accident, je suis resté conscient et j’ai compris tout de suite que les conséquences seraient irréversibles », confie-t-il. Depuis, il ne peut plus bouger ses jambes et mobilise ses bras avec beaucoup de difficultés. Mais loin de s’appesantir sur son handicap, le quadragénaire préfère volontiers conter ses expériences professionnelles aux quatre coins du monde, qui l’ont mené à créer la plateforme d’échange de logements Takahut.
Le déclic, il l’a eu en rejoignant sa compagne en Australie : « Ça m’a donné le goût du voyage. » Encore « novice » dans l’appréhension de son handicap, il traverse le pays, contourne le célèbre mont aborigène Ayers Rock – à défaut de pouvoir l’escalader –, improvise des systèmes de douche dans les auberges de jeunesse au moyen d’un simple tuyau d’arrosage et nage avec un moniteur au milieu des requins. « On a pu profiter pleinement ! Heureusement que mon amie m’aide énormément. On a vécu des choses extraordinaires, mais il faut savoir s’adapter », relève Jean-Marie Marquet, qui semble avoir fait sien le mantra « tout est possible, tout est réalisable », matraqué par l’ancien duo comique Chevallier et Laspalès. Ainsi, à son retour d’Australie, il opte pour des études en infographie 3D et trouve une école à Rennes. Problème : celle-ci n’est pas adaptée aux personnes à mobilité réduite. « Passez d’abord le concours et nous aviserons », lui répond le directeur de l’établissement. Banco ! Jean-Marie Marquet décroche son entrée dans l’école et impose ainsi l’installation d’un ascenseur. Diplômé en 2008, il est embauché dans un studio d’animation à Paris. « J’aime mettre en mouvement des personnages, passer de quelqu’un de statique à une mise en mouvement grâce au virtuel. Ça permet de transmettre des émotions. » Très vite, toutefois, son goût de l’aventure le rattrape. Il décolle pour Montréal, où il passera un an et demi. Avec sa conjointe, il arpente le Québec, découvre la Californie et s’essaie au rugby-fauteuil. Mais le pays lui manque et, quelques aventures plus tard, le couple décide de revenir à ses racines, l’ouest de la France. Ils optent pour Nantes : « La présence d’un club de rugby-fauteuil a joué dans ma décision », ironise le sportif.
Père de deux enfants, lassé de passer ses journées devant un écran, le Breton dresse un bilan de sa vie et se demande à quelle problématique il pourrait se confronter. La réponse apparaît comme une évidence : le manque d’accessibilité pour les voyageurs à mobilité réduite. « En partant en vacances, je me suis dit qu’il était impossible qu’en France les personnes handicapées galèrent autant alors que notre pays est si beau ! », tempête Jean-Marie Marquet. Il crée un site où il recense les lieux et installations accessibles. Puis il va plus loin. En mars 2019, il lance Takahut, plateforme collaborative et gratuite d’échange de logements entre personnes à mobilité réduite. Inspirée de la pratique du troc de maisons lancée dans les années 2010, Jean-Marie Marquet y ajoute une particularité. Sur Takahut, les appartements et maisons sont adaptés, disposent d’équipements spécialisés comme des lits médicalisés ou des douches accessibles.
Au-delà de ce critère d’équipement, les vacanciers sont invités à échanger leurs bons plans : restaurants et balades accessibles, personnel médical disponible… Actuellement, le site Takahut recense une trentaine de logements. Villa à Ibiza, maison en Guadeloupe, appartement parisien… Le choix se révèle varié. « Un des avantages majeurs, c’est l’aspect économique », explique le fondateur de la plateforme. Et pour cause : selon certaines études, une personne handicapée sur trois ne partirait pas en vacances. Si le manque d’accessibilité est un frein, le budget en est un autre. En France, deux millions de personnes en situation de handicap vivent sous le seuil de pauvreté tout au long de leur vie. Le droit aux vacances, lui non plus, ne leur est pas accessible. Jean-Marie Marquet prend ainsi l’exemple de Nicolas, qui a profité de la plateforme l’an dernier pour réaliser un séjour en Bretagne : « S’il avait dû mettre 500 € dans une location adaptée, il n’aurait pas pu partir. » Une situation que l’épidémie de Covid-19 a encore complexifiée en conduisant certaines personnes à la précarité. Cette solution d’hébergement, gratuite, apparaît donc comme une aubaine, pour un été qui promet des vacances un peu particulières. « Les voyages sont enrichissants. On sait que les gens qui restent cloîtrés ne sont pas forcément ouverts. Le voyage, c’est tout l’inverse, on est obligé d’échanger », argumente Jean-Marie Marquet.
Avant de lancer Takahut, il n’avait jamais testé l’échange de maisons. Désormais, la sienne est également disponible sur le site. Mais, il le confie, certains ont des craintes face à une telle pratique : « L’ambiance est anxiogène, on a peur de l’autre. J’essaie d’être positif, de faire confiance. Je veux redévelopper des liens qui ont un peu disparu. » Celui qui a parcouru l’Australie, le Québec, les Etats-Unis et l’Europe en fauteuil roulant refuse de se placer en porte-parole des personnes à mobilité réduite. Il ne cherche qu’à les encourager à bouger. « Beaucoup de personnes en situation de handicap sont isolées. Je veux leur dire : “Allez-y, sortez, commencez par un week-end. Là où l’accessibilité vous porte. L’échange de logement gratuit est une opportunité. » Ce site ne lui permet pas de vivre, mais l’homme n’est pas à court d’idées. Il projette de se lancer dans des projets tournés vers la protection de l’environnement, innovants et à fortes valeurs sociales. Mais avant cela, il y aura des voyages. En France et – quand la réouverture des frontières le permettra – au Québec, avec ses enfants cette fois-ci. « On a une planète tellement extraordinaire, ça serait dommage de s’en priver, se réjouit Jean-Marie Marquet. On sait qu’on n’a pas assez d’une vie pour tout connaître, alors autant en faire le plus possible. »
de logements gratuits pour personnes handicapées, Takahut a été créée par Jean-Marie Marquet, tétraplégique. Site : www.takahut.com