Tout va dépendre de la conjoncture économique et, sur ce terrain, les prévisions varient d’une semaine à l’autre. Nous ne pouvons avoir, pour l’heure, de vision sur le taux de pauvreté et sur l’impact à prévoir. Nous devons naviguer à vue. Y compris sur le taux de chômage à attendre, puisque le chômage partiel est toujours en place. Ce dispositif nous permettra-t-il de gagner notre pari ou va-t-on affronter des licenciements ? Nous espérons un scénario en V. Mais, pour le moment, bien malin celui qui prétend qu’il sait. D’autant que ce sera aussi fonction de la situation sanitaire. On sait juste que l’impact du confinement et de la crise sera important en matière de pauvreté.
Quels premiers signes en avez-vous ?
Du fait du confinement, certaines personnes qui survivaient grâce à l’économie informelle ont plongé. De nouveaux pauvres, en particulier lorsque leur profession s’est avérée spécialement touchée (commerçants, auto-entrepreneurs…), sont apparus. L’aide alimentaire est un bon indicateur. Les associations disent que les files s’étaient accrues de 40 % et qu’elles diminuent actuellement. Mais on ignore si la reprise que cela indique sera ou non pérenne. Malheureusement, avant septembre, nous peinerons à avoir une vision claire quant à l’ampleur de la vague. Le gouvernement pense qu’avec l’offre économique, ça va repartir. Moi, je pense que certaines choses resteront difficiles.
Que voulez-vous dire, plus précisément ?
Oui, il faut conforter l’offre. Mais je crains que les inégalités s’accroissent entre ceux qui travaillent et les autres. Et un tel clivage social serait porteur de risques sociaux, nourris des frustrations de ceux qui ont été au premier rang pendant le confinement. Nous ne ferons pas l’économie d’une relance sociale et d’un accompagnement social en faveur des populations qui étaient déjà fragiles et seront touchées durablement.
Quels leviers faut-il actionner ?
Rien n’est encore arbitré, mais j’ai fait des propositions pour les personnes déjà fragiles et pour celles qui ont basculé. Il convient par exemple d’avoir une réflexion sur les inégalités sociales en matière de santé. Elles préexistaient mais la crise les a rendues encore plus criantes. Certains départements, comme la Seine-Saint-Denis, manquent de médecins libéraux et les habitants ont dû, plus qu’ailleurs, solliciter les hôpitaux. D’autre part, il faut voir comment prendre en charge les conséquences psychologiques, notamment la recrudescence de certaines addictions. Aujourd’hui, le gouvernement a fait de nombreuses annonces en matière économique ou en lien avec l’apprentissage. Pour le reste, je ne peux rien dire de plus, si ce n’est que nous travaillons cette question de l’accès à la santé, qui manquait à la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté.
Certains enjeux de ce plan de bataille sont-ils malmenés par la crise ?
Nous travaillons au renforcement de l’accès aux droits. Il nous reste un long chemin sur le sujet de la domiciliation. Sans domiciliation, nombre de personnes ne peuvent accéder au RSA [revenu de solidarité active]. Nous savons bien que nous ne rattraperons pas certains bénéficiaires. En matière de petite enfance, nous aurons des difficultés à créer le nombre de places espérées dans le temps initialement annoncé. Or, du fait de la crise, peut-être verrons-nous un accroissement du nombre de familles monoparentales. Quant au logement, autre axe de la stratégie de lutte contre la pauvreté, on ignore l’impact de la crise sur le non-paiement des loyers.
Le secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE), qui exprime des craintes pour sa survie, peut-il représenter un amortisseur de la crise sociale ?
L’IAE n’a pas été oubliée par les mesures gouvernementales de soutien. Mais il est vrai que comme les PME, il leur est difficile de survivre si elles n’ont pas de commandes. Nous en sommes conscients. Et si le chômage bondit fortement, les personnes en insertion risquent de ne pas être les premières embauchées. Il est donc plus que jamais d’actualité de soutenir ce secteur.
La crise a, sinon révélé ce que l’on savait déjà, du moins mis sur le devant des préoccupations, les difficultés des jeunes de moins de 25 ans. Faut-il leur ouvrir l’accès au RSA, comme le demandent toutes les associations de lutte contre la pauvreté ?
L’objectif consiste à leur permettre de s’insérer durablement. De nombreuses pistes sont à l’étude mais rien n’est arbitré. Le sujet est sur la table, si je puis dire, et c’est bien, parce que nous n’étions pas sûrs qu’il y parvienne. Il y a une prise de conscience de l’existence de jeunes pauvres et de l’ampleur de ce phénomène. Pour autant, je ne pense pas que le RSA soit une solution. Il convient de ne pas faire entrer le jeune dans une logique de « j’ai un droit, je ne me bouge pas ». Je pense qu’il ne faut pas une prestation sèche. L’accompagnement, normalement lié au RSA, est plus important encore pour les jeunes. Pour eux, la porte d’entrée doit être cet accompagnement, dont ils auront plus que jamais besoin. Et le suivi doit être personnalisé, tant il y a de différences entre un jeune décrocheur et un jeune fraîchement diplômé. Le sujet du RSA des jeunes en tant que tel n’existe pas : une grande majorité bénéficie de transferts familiaux, certes à un niveau variable. Ouvrir le RSA à 5 millions de jeunes représente une quinzaine de milliards d’euros, c’est inenvisageable et ce n’est pas souhaitable. C’est très bien de faire des jobs étudiants, cela permet de découvrir la vie active.
Mais en temps de crise, il sera difficile de les trouver…
Il faut trouver un filet de sécurité pour ceux qui n’auront ni stages ni jobs étudiants, et qui ne bénéficient pas du soutien familial. Il faut évidemment aider les jeunes précaires, et c’est pour cela que nous travaillons à les identifier. Il faut calibrer quelque chose de juste, qui atteigne les bonnes personnes, et l’articuler à un accompagnement adapté aux besoins du jeune. Pour qu’un jeune adhère, il faut trouver quelque chose d’adapté. Nous ne pourrons résoudre en quelques semaines des sujets qui sont sur la table depuis 20 ans. Mais il nous faut être agiles, et bâtir quelque chose d’approprié.
Parmi les dispositifs en test, figure le service public d’insertion (SPI)(1). Qu’en pensez-vous ?
C’est très bien. Mais le diable se cache dans les détails. Il est difficile de tout normer, compte tenu des différences entre les territoires. Cela ne pourra donc être uniforme. Qui doit être le porteur ? Le conseil départemental ? Pôle emploi ? La réponse à cette question doit-elle être identique sur tout le territoire ou varier d’un département à l’autre ? A priori, cela ne devrait pas être normé sur le plan national. Mais alors, comment organise-t-on les parcours pour que les bénéficiaires sachent à qui s’adresser ? Cela peut poser des difficultés de lisibilité, et donc de recours à ce service public. Nous croyons en ce dispositif, nous le portons, mais nous sommes dans la phase de construction des cahiers des charges pour aider les acteurs de terrain à s’organiser concrètement au-delà des 14 territoires qui l’expérimentent.
Ce SPI devait être l’une des deux jambes de la réforme, l’autre étant la création du revenu universel d’activité (RUA). Ce dernier a pour le moins suscité de vifs débats cet hiver. Va-t-il renaître de ses cendres ?
Nous attendons les arbitrages. Il était compliqué de travailler sur l’« après » pendant la gestion de crise. Il nous faut le temps de décanter les avantages et les inconvénients. C’est l’un des gros sujets sur la table.