Il y a cette colère sourde, cette violence quotidienne qui ne se dit pas, qui se vit en silence. Il y a ces suppressions de lits, ces rappels sur congés. Il y a cette violence institutionnelle, légale et organisée. Il faut faire plus et mieux avec moins. Il y a ces patients qui attendent trop longtemps et ces soignants qui se suicident trop nombreux. Il y a ces grèves ignorées et ces manifestations méprisées.
Et puis il y a le virus.
Il y a ces masques, ces lits et ces respirateurs qui font cruellement défaut. Il y a ces sacs-poubelle en guise de blouses. Il y a ces héros de la République, ces braves soldats, ceux qui ont le sort de la France entre leurs mains. C’est ainsi qu’on parle d’eux. Encensés, idolâtrés, héroïsés.
Il y a ces applaudissements et ces promesses.
Il y a ces soignants contaminés et épuisés. Et, parmi eux, il y a Farida. Farida qui se fait enfumer et qui étouffe. Au sens figuré.
Il y a ces soignants qui meurent : Jean-Marie, Elisabeth, Jacques, Mahen, Justine, Kabkéo, Elena, Mohammad, Eric…
Et puis il y a le 16 juin.
Le 16 juin, les soignants sont dans la rue. Et, parmi eux, il y a Farida.
Le 16 juin, il y a les mots de la colère, scandés et criés, écrits et brandis : « Blouses blanches, colère noire », « Applaudis hier, ignorés aujourd’hui », « Hôpital et médico-social, même combat », « Soigner est un métier, arrêtez de nous saigner ! », « J’ai pas eu le Covid, mais vous m’avez transmis la rage ! »
Et puis, le 16 juin, il y a les forces de l’ordre qui noient la manifestation sous les gaz lacrymo, lancent des grenades de désencerclement. Et chargent. En face, il y a les soignants, qui comprennent que les promesses n’engagent que ceux qui y croient et que le monde d’après, finalement, ce sera comme avant. Les héros de la nation sont les zéros de la baston.
Et, parmi eux, il y a Farida, qui étouffe, au sens propre cette fois.
Le 16 juin, la police avance, les soignants reculent, blouses légères contre lourds boucliers, la fumée, la nasse, la panique, et Farida qui lance des cailloux.
Et juste après, Farida qui se fait saisir, puis tirer par les cheveux, puis traîner au sol. Farida qui se prend un coup de genou. Farida qui crie qu’elle veut sa Ventoline. Farida qui se fait menotter, puis plaquer au sol, encore. Farida sous sa blouse encerclée par les hommes derrière leurs boucliers. Et elle saigne quand elle relève la tête. Farida, 50 ans, asthmatique, 1,55 m(1).
Oui mais, quand même… Farida a lancé des cailloux.
Et juste après encore, d’autres images. Farida est embarquée sous escorte. Autour d’elle, les manifestants crient : « C’est une soignante ! Comment tu t’appelles ? » Alors Farida crie son nom, mais un policier la bâillonne aussitôt de sa main(2).
Parce que Farida a lancé des cailloux.
Oubliés les soignants épuisés et l’hôpital asphyxié. Oubliés Rémi, Zineb et Steve. Farida sera jugée pour outrages, rébellion et violences sur personne dépositaire de l’autorité publique(3).
(3) Lire à ce sujet Hélder Pessoa Câmara : https://blogs.mediapart.fr/lajasse/blog/220516/les-trois-violences.