Recevoir la newsletter

Quand un Ehpad préserve la création artistique

Article réservé aux abonnés

Un morceau joué au piano, un poème écrit pour un soignant, une exposition de peinture… A la Maison des artistes de Nogent-sur-Marne, l’art est partout. Dans cette maison de retraite, unique en France, la vie reprend tout doucement son cours après que le coronavirus l’a brutalement stoppée.

De l’extérieur, c’est un bel hôtel bourgeois au cœur du centre-ville de Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), avec son parc arboré de dix hectares plongeant sur les rives de la Marne. De l’intérieur, la Maison nationale des artistes (MNA) revêt les allures d’un musée. Pourtant, cet écrin bien vivant se veut avant tout celui… d’une maison de retraite atypique. « La place de la culture et de l’art dans cette maison constitue une condition du legs des sœurs Smith au milieu des années 1940. L’une peintre, l’autre photographe, elles ont souhaité la création d’un lieu où les artistes pourraient bien vieillir et vivre leur créativité jusqu’au bout », explique Laurence Maynier, directrice de la Fondation des artistes, en charge de l’activité culturelle du lieu. Si, depuis sa création, l’établissement a accueilli son lot de célébrités aujourd’hui décédées, il n’a rien, pour autant, d’un hôtel VIP. « Il n’y a ni press-book ni examen à l’entrée ! L’endroit n’est pas réservé aux vedettes. Ce qui compte, c’est la sensibilité artistique que la personne va nous exprimer », insiste François Bazouge, le directeur, dont la structure accueille une mixité de profils parmi ses 80 pensionnaires, avec une moitié d’artistes. Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) depuis 2002 disposant d’un agrément à l’aide sociale, l’établissement privé à but non lucratif répond aux obligations du cahier des charges statutaire avec l’ouverture du recrutement aux Nogentais et Val-de-Marnais et des tarifs modérés (76 € la journée) correspondant à la fourchette basse des prix pratiqués en région parisienne.

Ici, la beauté du cadre concourt à la qualité de vie, mais elle n’a pas freiné le coronavirus. Bien que des précautions aient été mises en place très tôt et que, à partir du 23 mars, les résidents aient été confinés dans leur chambre, le 2 avril, un premier pensionnaire a présenté des symptômes. Hospitalisé, il est mort en quarante-huit heures. Deux jours plus tard, un deuxième est contaminé. « Les deux premières semaines d’avril ont été redoutables, j’ai cru que tout le monde allait y passer, j’en ai encore des frissons rien que d’en parler », affirme Laurence Maynier. Alors qu’il n’y a pas encore de consignes officielles, l’agence régionale de santé (ARS) donne l’autorisation à la direction de procéder à un dépistage systématique. Sur 13 résidents testés positifs, 7 sont décédés. Dans l’équipe, 11 personnes atteintes ont été en arrêt maladie et 2 ont été déclarées asymptomatiques. Aujourd’hui, la Maison nationale des artistes essaie de reprendre une vie normale mais, pour l’heure, si les familles reviennent voir leurs proches et les résidents peuvent à nouveau se promener dans le parc à condition de ne pas se croiser, rien n’est plus comme avant : « Il faudrait que, très vite, on puisse réorganiser des repas avec cinq ou six résidents. Là, ils continuent de manger seuls dans leur chambre comme s’ils étaient en prison, alors que leurs jours sont comptés », déplore la directrice de la fondation, qui ne peut toujours pas revenir à la maison de retraite pour y faire vivre la culture.

Une programmation ambitieuse

Car c’est avant tout cela, l’âme de l’établissement. Avec plusieurs propositions par jour (concerts, conférences, projections, ateliers de peinture, de sculpture, de théâtre, visites d’expositions, thé philo, café poésie ou encore sieste en musique dans le parc, quand la météo est clémente), la programmation offerte aux résidents soutient une ambition assez unique. Son développement est assuré en grande partie par Seval Ozmen, chargée des actions culturelles, dont le poste connaît peu d’équivalent en France. Financé pour moitié par la Fondation des artistes et pour l’autre par la MNA, il s’ajoute à celui de sa collègue Catherine Guéripel, chargée d’animation à temps plein, sur un plan plus classique d’action sociale au sein de la maison de retraite, davantage tourné vers les pensionnaires souffrant de troubles Alzheimer et apparentés. « On m’a demandé d’ouvrir les portes aussi grandes et aussi souvent que possible, et de permettre un maximum de circulation entre les résidents et l’extérieur, pour continuer à rencontrer, à découvrir, à ressentir. On ne vient pas ici pour mourir mais pour continuer à vivre, dans toute sa dignité. Même à 95 ans, on a le droit d’avoir des projets ! », plaide Seval Ozmen. Au cœur de la maison, le bureau qu’elle partage avec sa collègue à côté de la grande salle d’animation dit quelque chose de la place accordée à cette dimension au sein du projet de l’équipe. Tout comme la participation des deux animatrices chaque lundi à la réunion de synthèse dédiée au suivi des projets de vie personnalisés des résidents, aux côtés du directeur, des professionnels soignants de l’équipe et de la psychologue.

« C’est un lieu qui propose beaucoup de ressources et ne fait pas dans l’occupationnel, apprécie Jacqueline Duhême, pétillante illustratrice de 92 ans arrivée à la mi-novembre dernier. Il y a toujours quelque chose d’intéressant. Non seulement les journées passent vite, mais cela permet de rester dans le bain de l’art et de la culture. On n’est ni en retrait, ni dans un lieu à part ! » Amoureuse d’Eluard, assistante de Matisse et amie de Jacques Prévert, elle œuvre encore quatre heures par jour sur sa planche à dessin, entourée de ses tubes de couleurs, de ses crayons et de ses pots d’encre, et sort régulièrement déjeuner avec ses amis au restaurant. « Pas du tout artiste », prévient quant à elle Juliette Joubert, 98 ans, qui s’y retrouve pleinement aussi : pour rien au monde elle ne manquerait les thé philo, qui « maintiennent l’esprit en éveil » et « sortent des petits bobos ou du temps qui passe pour toucher des questions au cœur de la vie ».

« C’est l’extérieur qui demande à venir »

Cette porosité avec l’extérieur constitue un élément clé du projet de la MNA. Son implantation en cœur de ville, la proximité du centre d’art contemporain, qui partage avec elle le même livret de programmation, et celle des 70 ateliers d’artistes installés en contrebas du parc, dont les bénéficiaires s’engagent à intervenir régulièrement auprès des résidents pour partager leur univers de création, y contribuent fortement. Sans oublier les concerts avec les élèves du conservatoire municipal et les trois expositions annuelles ouvertes au grand public et consacrées à la présentation des œuvres d’un résident. « Ici, c’est l’extérieur qui demande à venir, ce n’est pas banal ! Le décalage entre l’image que l’on se fait des Ehpad et le dynamisme du lieu intrigue et attire. Quelque chose se passe qui donne de la valeur à ce moment de la vie », souligne Catherine Guéripel, l’autre animatrice de la MNA, qui a pu développer de nombreux échanges intergénérationnels avec les crèches et les écoles de la commune.

« L’intégration de cette dimension artistique amène à des partages avec les résidents, qui sortent du périmètre habituel du soin et ouvrent la possibilité de se voir et se découvrir autrement, observe Annick Blot, infirmière en chef du lieu depuis dix ans. Elle se dit attachée à toutes ces « bulles » qui remettent la vie au centre de la prise en charge : un morceau joué au piano par un résident, un poème offert à un aide-soignant, une chanson fredonnée avec lui. « A travers ces propositions variées, on s’adresse aux personnes qu’ils ont été et qu’ils continuent d’être : autre chose que des résidents d’Ehpad. C’est à la fois stimulant et apaisant pour eux, et bénéfique pour nous professionnels. Cela donne un autre sens à un travail difficile au quotidien. »

Accueillir un tel public aux égos souvent bien trempés rappelle aussi avec acuité, peut-être plus encore qu’ailleurs, l’exigence d’un accompagnement sur mesure. « On ne peut s’en tenir à une prise en charge standard, normée, quand, toute leur vie, ces personnes ont cherché par leur créativité, leur prise de risque, à sortir du moule ! Et elles nous le disent, souvent sans filtre, confirme François Bazouge. C’est astreignant, peu confortable, pas forcément simple à faire accepter aux professionnels par rapport aux procédures d’un Ehpad classique. Mais c’est aussi un aiguillon revigorant qui casse la routine, interroge notre organisation. » Pour preuve, le très faible turn-over au sein de l’équipe, dans un secteur qui peine fortement à recruter.

Depuis deux ans, la direction a notamment initié des visites régulières en binôme – un soignant et un résident – dans le centre d’art contemporain voisin, la Maba (Maison d’art Bernard-Anthonioz). « Au départ, il y a eu quelques réserves chez les collaborateurs. L’art contemporain n’est pas évident d’accès, d’où l’idée d’y aller à deux. Cela développe des interactions, un intérêt de chacun pour ce qu’il voit et pour l’autre, même si, faute de temps, cette attention de toute l’équipe au projet artistique reste à soutenir », reconnaît le directeur. Autre signe qui ne trompe pas : à côté des pianos, livres, sculptures et tableaux, l’établissement ne compte qu’un seul téléviseur dans ses espaces communs, à l’étage, pour ses résidents souffrant de troubles du comportement.

Maison de retraite idéale, ou trop belle pour être vraie ? Eric Véchard, directeur départemental de l’ARS, ne voit « que des avantages », avec des aînés accueillis dans un milieu moins médical, des moments de vie, de partage, et d’autres centres d’intérêt que la souffrance et le quotidien : « Ce projet rejoint complètement la dynamique de lieux ouverts avec du brassage que nous prônons à l’ARS et qui se concrétise dans d’autres établissements aujourd’hui par l’ouverture aux crèches ou le lien avec les animaux. » Le responsable y voit aussi un lieu d’enrichissement professionnel. Toutefois, la direction se garde bien de jouer les modèles. « On est loin de la carte postale ou du Club Med. On doit composer avec les mêmes contraintes réglementaires et budgétaires que tous les Ehpad aujourd’hui », tempère Laurence Maynier. Atypique, le site, protégé sans être classé monument historique, s’avère moins fonctionnel et adapté que le plan carré des structures actuelles : « Avec ses couloirs, ses étages, ses niveaux, le lieu requiert une gestion plus complexe pour l’équipe soignante en termes d’organisation, de temps de déplacement et de réaction en cas de besoin. Même si cette mobilité forcée pour les résidents n’est pas que négative et permet de se “promener”, comme ils disent », assure François Bazouge, Cette spécificité des lieux empêche par ailleurs d’accueillir des personnes ayant besoin d’un fort taux de médicalisation, particulièrement les soins d’un infirmier de nuit, poste qui n’existe pas à la MNA.

Devant composer avec des investissements de mise en conformité des bâtiments et d’adaptation indispensable au vieillissement des résidents, âgés de 89 ans en moyenne, et avec un « léger » taux de surencadrement par rapport à la moyenne habituelle des Ehpad, la MNA cherche l’équilibre économique. Laurence Maynier n’en fait pas mystère : l’établissement perd aujourd’hui entre 180 000 et 300 000 € par an, amortis par la Fondation des artistes. Ses administrateurs se sont donné encore trois ans pour trouver une solution durable sans rogner sur l’encadrement ou les activités artistiques. C’est la raison, en outre, de l’importante campagne de communication engagée depuis décembre dernier visant à faire davantage connaître son action auprès des artistes, mais aussi des partenaires (Société des auteurs et compositeurs dramatiques, Académie des Beaux-Arts, Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, Société civile des auteurs multimédias…) et de nouveaux mécènes. Impossible de se résigner à la logique du « tout économique », selon Laurence Maynier. « On pourrait prendre l’option qui consisterait à se centrer sur l’accueil du public en grande dépendance et des financements qui l’accompagnent, mais il en est hors de question, explique-t-elle. L’idée est de montrer que c’est autrement possible. Oui, notre projet a un coût. Mais sans être élitiste ou inaccessible, on est à minimum 2 450 € par mois. Il est même presque politique : quelle ambition a-t-on pour le dernier âge de la vie ? Le retour en termes de bénéfices pour les résidents et les professionnels est tellement incomparable ! »

« On n’est pas des vieux croûtons »

L’enjeu pour l’équipe est de réussir à conjuguer son projet culturel avec la mixité du public de ses résidents afin qu’il s’adresse à tous, artistes ou non. « On ne fait pas de différence, il n’y a pas d’activités réservées, tout est ouvert à tous, sans exclusive, déclare Seval Ozmen. Chacun prend et participe de la façon qu’il souhaite. Il y a peut-être une facilité pour certains à s’en saisir, comme l’atelier théâtre, mais beaucoup de non-artistes participent aussi. Cela crée une forme d’émulation. » Lise Déramond Follin, 80 ans, résidente et réalisatrice de plus de 400 documentaires pour la télévision, n’y va pas par quatre chemins : « Les autres pensionnaires, on dirait des moules à gaufre ! » Catherine Guéripel confirme que le mélange n’est pas forcément facile, même s’il relève moins d’une question de sensibilité artistique que d’une différence entre les capacités pratiques conservées par les résidents. D’où la grande variété de propositions développées avec sa collègue animatrice, et l’intégration dans sa palette d’activités tournées davantage vers le sensible. Ateliers créatifs, écoute musicale, massage des mains, pour relier l’ensemble des résidents. « Cette variété offre la possibilité à chacun, à son niveau, d’une réaction, d’une émotion, d’un éveil, qui nourrissent aussi nos réunions d’équipes », pointe l’infirmière Annick Blot. « Il y a de la valeur et une perspective dans ce qui nous est proposé, on n’est pas considérés comme des vieux croûtons endormis ! », estime Juliette Joubert, qui partage avec son « amie vedette » Lise Déramond Follin de longues soirées à écouter les chanteuses Berthe Sylva et Mistinguett.

Pas simple, néanmoins, de franchir le cap de l’entrée en Ehpad, même artistique. « J’ai horreur de ce terme de “maison de retraite”, même si l’accueil ici est merveilleux. Je ne serai jamais à la retraite ! Je continue à créer », s’indigne l’artiste octogénaire aux bagues exubérantes et aux pommettes pailletées, qui a commencé par se « planquer » chez des amis avant de se résoudre à emménager à la MNA en 2017. Elle y termine l’écriture d’un deuxième livre, Gériatric Blues. Jacqueline Duhême, elle, est l’une des rares à être venue par choix : « Quitter mon atelier dans le Marais n’était pas une mince affaire, mais il y avait des tas d’escaliers. En vivant ici, je me suis dégagée complètement de tout le quotidien. Je ne fais plus ni ménage, ni linge, ni rien. J’ai une espèce de liberté d’esprit et, en même temps, je me sens protégée. Je peux me concentrer sur l’essentiel. » Le grand âge et ses lieux d’accueil comme espaces de créativité et de liberté… « Le sujet est peu étudié aujourd’hui, dans le travail social comme ailleurs, parce qu’il tend un miroir qui fait peur », précise Chantal Péroche, enseignante de français et bénévole à la MNA.

Depuis le déconfinement, les activités culturelles n’ont pas repris dans la structure. L’objectif est toujours de se protéger du coronavirus. « Personne n’est prêt à assumer une deuxième vague comme la première, déclare Laurence Maynier. Aujourd’hui encore, toute l’équipe est à cran dès qu’il y a eu une suspicion de symptômes. C’est arrivé la semaine dernière avec un résident. Heureusement, c’était une bronchiolite. » Mais la directrice de la Fondation des artistes en est sûre, des résidents sont décédés pendant le confinement d’autre chose que du Covid-19 : « Certains n’ont pas supporté l’isolement et se sont laissés partir. » Elle raconte aussi l’histoire de cette femme qui faisait des crises de panique à chaque fois qu’elle voyait un soignant arriver avec son masque, dont elle ne reconnaissait ni le visage, ni la voix. Histoire d’oublier l’épidémie et de remettre du baume au cœur des résidents, un premier concert a eu lieu la semaine dernière sous leurs fenêtres. Des rendez-vous poétiques ont aussi été organisés par téléphone avec les théâtres de la Ville et La Colline… Un début d’éclaircie.

Reportage

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur