Les Ehpad ont été frappés de plein fouet par la pandémie de coronavirus. Au 16 juin, le nombre de morts dans ces structures avait dépassé la barre symbolique des 10 000. Et ces dernières semaines, les plaintes de proches des victimes se multiplient. Ainsi, fin mai, plusieurs enquêtes préliminaires ont été ouvertes après des plaintes déposées par les familles de résidents de trois Ehpad dans les Hauts-de-Seine, décédés des suites du coronavirus. Les enquêtes, ouvertes pour « homicide involontaire », « non-assistance à personne en danger » et « mise en danger de la vie d’autrui » visent des établissements à Chaville, Clamart et Clichy-la-Garenne. Des actions en justice qui pullulent aux quatre coins du territoire. Pas de quoi réellement inquiéter Emmanuel Sys : « Ce n’est pas une découverte que les directeurs d’établissement sont en première ligne en termes de responsabilité. Ils sont responsables de tout ce qui s’y passe. » Face à ces plaintes, le président de la CNDEPAH (Conférence nationale des directeurs d’établissements pour personnes âgées et handicapées) explique que les directeurs auront « à produire la preuve de toutes les démarches effectuées. Ils auront aussi à justifier, ou en tout cas à donner les éléments de preuves de leurs décisions et de leurs actions ». « Un schéma finalement relativement classique, estime celui qui est lui-même directeur d’Ehpad. Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est le contexte dans lequel cela se passe. C’est-à-dire une crise majeure, touchant de plein fouet les Ehpad, sur un espace-temps long ».
Didier Sapy, directeur de la Fnaqpa (Fédération nationale avenir et qualité de vie des personnes âgées), ne s’alarme pas plus que son collègue. « Le risque judiciaire n’est pas fondé. Les directeurs d’établissements ont une obligation de moyens et non une obligation de résultats, rappelle-t-il. Ils ont été confrontés à une crise sans précédent. Ils ont déployé tous les moyens possibles et imaginables et fait preuve d’un trésor d’inventivités pour sauver des vies, avec les moyens dont ils disposaient. Il me paraît donc évident qu’ils ont rempli cette obligation de moyens. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement devant quelque tribunal que ce soit. » Comme les autres acteurs du secteur, Pascal Champvert ne se montre pas vraiment préoccupé par ces éventuelles plaintes. « l ne faut pas jouer à se faire peur. La responsabilité pénale d’un directeur pour mise en danger de la vie d’autrui ou non-assistance à personne en danger n’a aucune chance de prospérer, certifie le président de AD-PA (l’Association des directeurs au service des personnes âgées). Comment expliquer qu’un directeur qui a travaillé près de 70 heures par semaine durant la crise peut être responsable de la mise en danger de la vie d’autrui ou de sa mort, pour un virus qui a causé près de 30 000 morts en France ? »
Pour autant, comme dans chaque crise, le besoin de trouver un responsable va se faire sentir. Si les directeurs sont sereins face à ces plaintes, ils vont tout de même se retrouver au cœur d’actions judiciaires. Dès lors, comment se défendre ? « Face à des attaques judiciaires, ils devront faire la démonstration qu’ils ont mis en œuvre tous les moyens dont ils disposaient pour faire face à cette crise. Or, sans cadre légal, ils n’ont pas les moyens d’agir. Sans les budgets et les personnels de remplacement, ils n’ont pas les moyens d’agir. C’est plutôt cela le vrai sujet. » Il appartiendra, en définitive, aux juges de déterminer la responsabilité des uns et des autres.
Mais, pour Emmanuel Sys, « les familles qui portent plainte questionnent à la fois la manière dont l’Ehpad a géré la crise mais aussi l’impréparation présupposée de l’Etat. C’est-à-dire son impréparation à équiper les professionnels des établissements en masques et à mettre en place, dans un délai bref, des tests de manière généralisée. » Si les directeurs d’Ehpad ne sont pas perturbés par la multiplication des plaintes, ils n’en sont pas moins chagrinés. « L’inquiétude des directeurs à ce jour ne porte pas sur la peur d’être pris dans une tourmente judiciaire. Elle porte plus sur la dégradation des relations avec les familles. Ces plaintes déposées illustrent une perte de confiance vis à vis des professionnels », déplore ainsi Didier Sapy. Et d’ajouter immédiatement, pour ne pas broyer du noir : « Mais cela reste marginal. L’immense majorité des retours sont des messages de soutien et de remerciements de la part des familles. »
Fin mai, dans une tribune chez nos confrères de France Info, des avocats ont demandé le regroupement au pôle « santé publique » de Marseille des plaintes visant la gestion par les Ehpad de la crise du Covid-19. « Au nom des familles que nous représentons et au nom d’une bonne organisation de la justice, nous exigeons que la ministre de la Justice décide de réunir toutes les plaintes pénales auprès d’un pôle d’instruction unique », plaident ainsi Me Géraldine Adrai-Lachkar (barreau de Marseille), Christophe Lèguevaques (barreau de Paris) et François Ruhlmann (barreau de Strasbourg). Un éventuel regroupement « permettra de remonter vers les décideurs économiques et politiques », espèrent-ils. Pour l’heure, trois parquets (Grasse, Nanterre et Paris) ont ouvert depuis fin mars des enquêtes concernant la gestion de la crise par les Ehpad.