Le 11 avril 2020, le Groupe SOS publiait un manifeste aux côtés de la Croix-Rouge et de WWF pour rebâtir le « monde de demain » à partir de propositions citoyennes. Vieillesse, santé, emploi, jeunesse, solidarité… Le Groupe SOS peut se targuer d’être présent dans tous les domaines impactés par la crise sanitaire. Se présentant comme « la première entreprise sociale européenne » (18 000 salariés, 550 établissements gérés dans 44 pays), il est devenu le moteur français de l’entrepreneuriat social. A sa tête, Jean-Marc Borello, ancien éducateur devenu entrepreneur dans l’économie sociale et solidaire (ESS) et aujourd’hui membre du bureau exécutif de La République en marche (LREM). Les titres de ses derniers ouvrages résument bien sa pensée : Pour un capitalisme d’intérêt général, publié en 2017, suivi de L’entreprise doit changer le monde, en 2019. « Pour Borello, la solidarité, c’est fini. Il faut aller sur le terrain du marché, avec nos valeurs de l’ESS », analyse Michel Chauvière, sociologue du travail social.
Ce groupe est venu préfigurer le tournant opéré par l’ESS depuis 2014. Portée alors par Benoît Hamon, la loi relative à l’économie sociale et solidaire a instauré le concept d’« entreprise sociale » et a redéfini l’ESS comme un « mode d’entreprendre ». En clair : la fin sociale justifie les moyens financiers. L’entrepreneuriat social à la française n’a toutefois rien inventé. A l’image des contrats à impact social (CIS), leur modèle vient d’outre-Manche, où les idées de sir Ronald Cohen se sont déjà largement infusées. Ce financier britannique a fait ses armes dans le capital-risque et appelle aujourd’hui à une « révolution philanthropique » par le biais de l’investissement à impact social. « Sir Ronald Cohen se sent investi d’une mission divine : comme les associations et les entreprises sociales sont petites et n’ont pas d’argent, il va leur apprendre à devenir grandes », résume Nicole Alix, présidente de l’association La Coop des communs.
En France, ce courant de pensée s’incarne dans le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), coprésidé par Jean Moreau et Eva Sadoun. Un autre porte-parole en est Hugues Sibille, président de la Fondation du Crédit coopératif et membre du groupe d’experts de la Commission européenne sur l’entrepreneuriat social. Après être passé au sein du groupe de conseil Ten, c’est lui qui, en 2013, a représenté la France à la Task Force sur l’investissement à impact social créée par le G8. Le rapport qu’il a rendu à la secrétaire d’Etat à l’économie sociale et solidaire contient les prémices des contrats à impact social. « Après la vague libérale de penseurs comme Hayek et Friedman, suivis par des gouvernements comme ceux de Reagan et Thatcher, on a vu arriver dans les années 2010 des néolibéraux plus redoutables que les premiers, qui estiment qu’il n’y a plus un seul secteur sanctuarisé, comme pouvaient encore l’être l’humanitaire ou le social », analyse le coordinateur du Collectif des associations citoyennes Jean-Baptiste Jobard.
Le constat n’est pas surprenant au regard des trajectoires de ceux qui portent aujourd’hui l’entrepreneuriat social. A la tête de ces instances de l’ESS, les travailleurs sociaux se font rares, remplacés par des cadres sortis d’écoles de commerce. Avec sa chaire « Innovation et entrepreneuriat social », l’Essec, première école française de management, ouvre la voie au social business dans les années 2000. Dans la foulée, HEC Paris a créé l’Observatoire du management alternatif pour diffuser des méthodologies qui promeuvent « le changement et construire un monde plus agréable tout en continuant à faire du profit ». En 2019, les masters les plus prestigieux axés sur l’impact social se trouvent dans les universités d’Oxford, de Californie, de Rotterdam ou de Toronto.
La « vieille ESS » est alors sommée de prendre le tournant. L’injonction à être efficace, et à le prouver, devient la norme. « Hybridation des ressources », « innovation sociale », « évaluation de l’impact » … La novlangue se déploie, à mesure que le « new public management » infiltre les structures sociales. L’objectif du « changement d’échelle » est partout, avec le modèle du Groupe SOS en ligne de mire. Les financements hybrides entre public et privé s’imposent, aux côtés d’autres ressources. Tel le mécénat de compétences, qui consiste à détacher le salarié d’une entreprise souhaitant « offrir » ses compétences auprès d’une association qui en manque. Ou encore le « pro bono », qui s’inscrit dans une démarche de responsabilité sociale des entreprises (RSE), lesquelles peuvent en outre bénéficier d’une réduction d’impôt de 60 %.
Dans ce contexte, le terrain était favorable au déploiement des contrats à impact social. « Participer à un SIB, c’est aussi une manière de montrer qu’on est moderne, qu’on s’inscrit dans l’ère du temps, qu’on va chercher du côté des innovations financières », estime Yannick Martell, membre de l’Institut Godin, qui mène des travaux de recherche sur l’innovation sociale et les politiques publiques. « C’est un écho à ce discours perpétuel selon lequel il faut professionnaliser cette part de l’économie, comme si le monde associatif était peuplé d’amateurs. »