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La protection de l’enfance dans les filets des CIS

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Si les contrats à impact social (CIS) français ont d’abord été signés dans le champ de l’insertion économique et de l’égalité des chances, celui mené par les Apprentis d’Auteuil dans le secteur de la protection de l’enfance se rapproche davantage de ce qui existe au Royaume-Uni. Il témoigne d’une tendance plus dangereuse de privatisation de l’action sociale dans un domaine en tension depuis de nombreuses années.

Il s’agit d’un contrat à impact social « deux en un ». Déployé dans deux départements différents, en Loire-Atlantique, depuis janvier 2019, et en Gironde, depuis juin de la même année, le contrat est établi avec les conseils départementaux respectifs, pour des montants de 2,5 et 2,7 millions d’euros. Il vise, in fine, à prévenir le placement d’enfants en institution. La modalité d’action est la suivante : intervenir auprès de familles où sont décelées des difficultés éducatives, en proposant un accompagnement dans un logement neuf tout en se centrant sur « les compétences parentales et familiales ».

Sur une base de 68 familles bénéficiaires, l’opération sera considérée comme réussie si, pour 56 familles, le juge des enfants et le conseil départemental considèrent qu’il n’y a pas besoin de placement. « On veut montrer qu’on peut agir au croisement des problématiques sociales du logement et du risque éducatif. La prise en charge des deux existe aujourd’hui, mais pas en même temps », détaille Baptiste Cohen, coordinateur « protection de l’enfance » chargé du volet social du CIS.

Pour les promoteurs de ce CIS, l’objectif principal est celui des « coûts évités » des placements. A l’heure actuelle, le placement est trop souvent privilégié face au maintien à domicile, et elle plombe les comptes des départements. En France, fin 2018, 53 % des mesures d’aide sociale à l’enfance (ASE) consistaient en des placements de mineurs ou des accueils de jeunes majeurs en dehors de leur milieu de vie habituel (selon les derniers chiffres 2017 de la Drees)(1), les dépenses annuelles de placement s’élevant à 6,1 milliards d’euros.

Entre demande d’innovation et restrictions budgétaires

Pourtant, des mesures alternatives au placement existent. Et c’est bien là tout le paradoxe. « Le dispositif tel qu’il est conçu par la loi propose un panel de mesures qui permettent aux professionnels d’accompagner les familles et d’adapter leurs actions à leurs problématiques », analyse Gaëlle Aubin, assistante sociale, dans un mémoire consacré au CIS des Apprentis d’Auteuil. Cependant, ces mesures ne sont pas toujours accompagnées de moyens. « Le travail de prévention nécessite autant de présence dans les familles, indispensable pour créer un lien de confiance et aborder le travail éducatif. Cette injonction du législateur vient en contradiction totale avec le retrait progressif de la collectivité et de ses financements dans ce domaine », poursuit-elle.

Comme dans la plupart des contrats signés, le projet avait été imaginé bien avant l’appel à projets du gouvernement. « Les travailleurs sociaux avaient identifié l’absence de sens de certains placements et ils avaient réfléchi en équipe à une idée qui pourrait apporter des solutions. Mais le manque de possibilité de financement n’a pas permis de la mettre en place », écrit Gaëlle Aubin.

Le cas des Apprentis d’Auteuil est presque un modèle d’incarnation des dysfonctionnements du système social actuel. Pris entre l’injonction paradoxale à être efficaces et une raréfaction de l’argent public, entre une incitation permanente à innover et des modalités de financement par appels à projets les contraignant à entrer dans des cases prédéfinies, les travailleurs sociaux voient leurs marges de manœuvre réduites. « C’est ce qu’a théorisé Viviane Tchernonog avec la “commande publique”. Il s’agit désormais du mode dominant de financement du secteur associatif, un mode descendant qui entraîne un changement du statut des travailleurs assignés à un rôle de variable d’ajustement des politiques publiques », théorise le sociologue Matthieu Hély.

Alors, quand ils tentent d’innover malgré tout, c’est sur leurs fonds propres. « Ce sont des montages avec des bouts de ficelles : récupérer l’argent d’un poste non pourvu, un bâtiment non utilisé… Mais le problème, c’est que ces innovations ne sont pas forcément valorisées par le département. Pire encore : si on le fait trop, les pouvoirs publics estiment qu’on peut continuer à le faire à moyens constants. » Elle-même issue du travail social, Gaëlle Aubin s’interroge surtout sur la réalité de l’innovation du contrat à impact social proposé dans le cadre de la prévention. « J’ai l’impression qu’on appelle “innovation” des services qui existent et que l’on nomme différemment. » Dans son mémoire, elle évoque l’exemple d’une équipe qui, depuis les années 1980, dispose d’un parc d’appartements relais pour accueillir des familles placées par le juge des enfants. « Le dispositif ressemble trait pour trait à la proposition d’innovation du CIS. L’équipe n’est pas constituée tout à fait des mêmes personnes, mais globalement, le projet reste le même : accompagner les familles et leurs enfants dans la vie quotidienne afin de mener un travail éducatif et éviter le placement d’un ou des enfants. »

Modèle et dérives à l’anglaise

Au Royaume-Uni, les « Social Impact Bonds » (SIB) sont désormais monnaie courante dans la protection de l’enfance. L’organisation Social Finance, société qui mobilise des fonds destinés à l’impact social, en recense une vingtaine. Il s’agit en effet de l’un des secteurs privilégiés de ces contrats, où la privatisation généralisée du système entraîne pourtant de graves cas de maltraitance. En France, de nombreux travailleurs sociaux redoutent l’entrée des banques dans le champ de la protection de l’enfance et notamment le risque de « cherry-picking », principe consistant à choisir le public le plus solvable ou rentable pour satisfaire les objectifs fixés par les investisseurs. A l’heure actuelle, le manque de recul et l’opacité autour de l’élaboration des critères et des publics choisis ne permettent pas de confirmer ni d’infirmer cette crainte. Baptiste Cohen, chargé du volet social du CIS, assure au contraire que dans le cas des Apprentis d’Auteuil, « le choix a été fait de travailler avec des familles en très grande difficulté ». D’expérience, Gaëlle Aubin, pour sa part, ne fait que constater que cette tendance est déjà en cours dans le champ social en général : « Face au peu de financements, les associations ont tendance à se tourner vers un public solvable, auquel elles peuvent demander une participation, ou bien elles se plient aux attentes des financeurs. Le projet associatif se retrouve alors biaisé, pris dans des logiques financières qui parfois entravent sa mise en œuvre. »

Les risques de dérives se situent donc bien à ce niveau de contractualisation. Par la suite, une fois les moyens accordés par les investisseurs, les travailleurs sociaux bénéficient paradoxalement de conditions matérielles inédites pour mener à bien leurs missions. Mais si pendant quatre ans le dispositif du CIS permet de se consacrer à un travail de qualité sur le terrain, la question de la pérennisation est cruciale. Au lancement des premiers contrats, le gouvernement assurait qu’en cas de réussite, il reprendrait à sa charge la politique expérimentée pendant le CIS, à travers des financements publics. Dans le cadre précis des Apprentis d’Auteuil, il a été soutenu par le département avec cette même promesse. Pourtant, aujourd’hui, aucun engagement n’a été signé concernant la suite du projet. Ni pour ce contrat, ni pour les autres.

Notes

(1) Disponible sur bit.ly/2XK7e09.

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