« Lorsque nous avons lancé l’opération, en lien avec des collectifs de professeurs, je pensais distribuer 50 colis par semaine. Dès le 20 mars, nous en avons remis 120 », raconte Kab Niang, responsable de l’antenne du Secours populaire de l’université Paris-8 de Saint-Denis. En 24 heures, après l’envoi d’un mail informant de cette aide possible, 360 étudiants s’étaient inscrits. « J’ai craint de ne pouvoir répondre à l’afflux de demandes, j’ai fermé les inscriptions. » Au total, fin mai, un millier de colis d’aide alimentaire et de produits d’hygiène de base avaient été distribués, et Kab Niang a étendu le dispositif à l’université Paris-13, elle aussi implantée en Seine-Saint-Denis. De son côté, la Fédération des associations générales étudiantes (Fage) annonçait, au 14 mai, avoir distribué en deux mois 15 000 colis dans une vingtaine de campus.
En France – pays membre du G7, qui rassemble les sept plus grandes puissances économiques mondiales –, des jeunes, en particulier de moins de 26 ans, étudiants ou non, ont eu faim durant les deux mois de confinement. Et hors temps de crise sanitaire, ils sont, rappelle la Fage, un sur cinq à vivre sous le seuil de pauvreté.
Ainsi, l’ampleur des difficultés rencontrées par les jeunes durant ce printemps n’a pas surpris tout le monde… « Cela a rendu visible une réalité préexistante », commente Jérôme Voiturier, directeur général de l’Uniopss (regroupement de structures sanitaires et sociales non lucratives) et membre du collectif Alerte, qui rassemble les associations de lutte contre la pauvreté. « Depuis des années, nous alertons les pouvoirs publics. La situation se dégrade, les difficultés financières des jeunes s’accroissent », note Orlane François, présidente de la Fage. Et d’énumérer : les bourses et les aides personnalisées au logement (APL) ne sont pas indexées sur l’inflation. Les APL ont subi une baisse de 5 € au début du mandat présidentiel. Le coût de la vie augmente. Pour beaucoup, l’accès aux soins devient compliqué. Les jeunes sont davantage touchés par la précarité et le chômage, et, rappelle enfin la jeune femme, le premier contrat à durée indéterminée est signé en moyenne à 29 ans. Pour sa part, bien qu’il ait l’habitude d’aider les étudiants, Kab Niang a été étonné de recevoir tant de demandes : « Parmi les jeunes qui sont venus, je n’aurais pas imaginé pour certains qu’ils puissent être en difficulté. » Il reste persuadé que, malgré tous les efforts de l’antenne du Secours populaire et des enseignants qui ont agi à ses côtés, il n’a pas pu soutenir tous ceux qui en auraient eu besoin : « Certains sont venus sans s’être inscrits au préalable, faute d’ordinateur et de connexion Internet. » Inévitablement, il en demeure d’autres qui n’ont pas reçu l’information sur l’aide possible.
La fracture numérique apparaît donc autant comme une cause qu’une conséquence des difficultés financières des étudiants. Kab Niang a noué un partenariat avec une entreprise pour fournir une vingtaine d’équipements à des étudiants qui travaillent habituellement en bibliothèque et ont été repérés par les enseignants.
Plusieurs phénomènes ont conjugué leurs effets pour aggraver fortement la précarité financière des jeunes. La fermeture des restaurants universitaires, d’abord, où il est d’ordinaire possible de se nourrir à faible coût. Mais aussi l’isolement subi par ceux qui sont demeurés loin de leurs familles. En particulier les ultramarins ou les étudiants de l’étranger, très nombreux, par exemple, au sein des publics aidés par l’antenne du Secours populaire de Paris-8. Au total, 30 % des étudiants qui occupent une chambre dans un Crous (centre régional des œuvres universitaires et scolaires) y sont restés pendant le confinement. Enfin, un tiers des étudiants travaillent pour financer leurs études, et les petits boulots ont été rendus impossibles par le confinement. De façon plus large, en avril dernier, note Orlane François, le chômage des moins de 30 ans a bondi de 30 % en avril. Plus souvent intérimaires, les jeunes ont aussi perdu la plupart de leurs missions temporaires.
Le déconfinement ne fera pas disparaître l’ensemble de ces causes d’un coup de baguette magique. Et il n’est pas certain que l’été permette aux jeunes d’effectuer des stages rémunérés ou d’exercer d’habituels jobs saisonniers tels qu’en animation ou en restauration. Or, habituellement, ils sont deux sur trois à travailler pendant la période estivale.
Pire, la crise pourrait produire des effets négatifs structurels et de long terme sur la situation de cette population. La sortie de crise de 2008 l’a démontré, dans les années qui suivent un tel choc économique, les jeunes se retrouvent davantage au chômage et moins bien payés. Et moins ils sont diplômés, plus cette situation les affecte. C’est du moins ce que démontrait six ans plus tard, en 2014, une enquête du Centre d’études et de recherches sur l’emploi et les qualifications (Cereq).
Hors de nos frontières, le 27 mai dernier, l’Organisation internationale du travail (OIT) a estimé que les effets du confinement pour les plus jeunes pourraient s’étaler sur dix ans. Et a pointé que, dans le monde, plus d’un tiers des moins de 24 ans avaient perdu leur emploi depuis le début de l’épidémie. Evoquant un risque de « génération “confinement” », l’organisme international a prévenu que cette crise pourrait avoir des conséquences sur les perspectives d’emploi pour toute la durée de la vie professionnelle.
Face à un tel constat, des mesures s’imposent. Elles sont d’abord conjoncturelles, d’urgence et à destination des étudiants. La Fage en a listé 16, parmi lesquelles le prolongement des bourses en juillet et en août, l’exonération de loyers du Crous et la création d’un fonds d’urgence pour payer les loyers privés, et une garantie « jeune diplômé » pour accompagner financièrement ceux qui sortent de l’enseignement supérieur vers le premier emploi.
Pour Orlane François, il faut aussi accompagner les employeurs : « Il convient de les pousser à embaucher des jeunes, mais pas sur le modèle du contrat première embauche de 2006 ! Sur des contrats stables. » Une telle demande sera-t-elle entendue par les décideurs politiques ? Le 3 juin, en tout cas, une proposition de loi du député (LR) du Loir-et-Cher Guillaume Peltier visant à dispenser de charges sociales, pendant deux ans, une entreprise recrutant un jeune de moins de 25 ans a été examinée par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale.
Sur le plan structurel, un serpent de mer fait son retour : il s’agit de l’idée d’ouvrir le revenu de solidarité active (RSA) – ou le revenu universel d’activité (RUA), s’il voit finalement le jour – dès l’âge de 18 ans. Orlane François en fait la « priorité des priorités », en y ajoutant la condition que l’attribution d’un revenu se double, réellement, d’un accompagnement humain vers l’emploi. Elle insiste : il faut intégrer les jeunes au droit commun. Le critère d’âge, qui masque la variété des situations de chacun, ne doit pas être un facteur discriminant. Selon elle, l’élargissement du RSA aux 18-25 ans n’est plus aujourd’hui un tabou, du moins parmi les partenaires de la Fage.
Il s’avère difficile, en revanche, de savoir sur quel pied danse le gouvernement à ce sujet. Avant la suspension de la concertation sur le RUA du fait de la crise du Covid-19, l’idée semblait, sinon acquise, du moins envisagée, des interlocuteurs bien informés ayant même entendu le délégué à la lutte contre la pauvreté avouer découvrir l’ampleur de la question sociale. Mais, depuis, tout semble remis en cause. Le secrétaire d’Etat à la jeunesse, Gabriel Attal, a exprimé son opposition. Thibaut Guilluy, haut-commissaire à l’inclusion et à l’engagement des entreprises, a confié devant les membres de l’Association des journalistes de l’information sociale, le 29 mai dernier, y être personnellement défavorable, lui préférant un déploiement du service civique. « Le mot “assistanat” a même refait son apparition, déplore Jérôme Voiturier. On nous dit qu’il faut relancer l’économie et qu’il convient d’amener les jeunes vers l’emploi. »
Personne ne sait aujourd’hui si la concertation sur le RUA reprendra. Le collectif Alerte pose en tout cas une condition à son retour à la table des négociations : l’augmentation préalable du RSA. « On navigue à vue. Ce qui est certain, c’est que le plan de relance devra être tellement vaste que la question du RUA ne sera pas traitée de façon autonome », prévoit Jérôme Voiturier. Et de s’interroger, au-delà, sur la question de savoir si le choix sera fait de traiter d’abord la question économique ou la question sociale.
Pour Orlane François, il convient de « réformer le système » et la société. D’ailleurs, parmi les mesures qu’elle préconise, la Fage demande une « conférence sur la transformation sociale et écologique avant l’été ».