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“Le confinement sanitaire s’est ajouté à un confinement social”

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Les restrictions imposées par la crise sanitaire ont accru le sentiment d’enfermement des jeunes des banlieues pauvres et populaires, selon Eric Marlière, qui a enquêté auprès de quelques-uns d’entre eux.
Comment la période de confinement s’est-elle passée dans les cités ?

Par certains de mes réseaux, j’ai pu être en contact téléphonique avec des jeunes dans le nord des Hauts-de-Seine. Je voulais savoir comment ils vivaient le confinement car ils sont habituellement omniprésents dans l’espace public des cités HLM. Ils représentent peut-être 15 à 20 % des jeunes des quartiers et ne sont donc pas majoritaires, mais ce sont les plus visibles. Au total, j’ai effectué six entretiens exclusivement avec des garçons, des adolescents de 16-17 ans et des jeunes adultes de 22-23 ans. Les filles sont très peu présentes dans l’espace résidentiel des quartiers, qu’elles considèrent souvent comme un espace de « zonards ». Les plus jeunes ont très mal vécu le confinement. Non pas que leur logement soit inconfortable, mais il y avait une promiscuité avec les frères et sœurs, un mauvais équipement informatique… Pour eux, les copains en bas du hall de l’immeuble sont une famille de substitution. Et là, ils étaient absents. On a dit qu’ils avaient bravé les restrictions sanitaires, ce n’est pas tout à fait vrai. Ils ont adapté leurs horaires et mis leurs activités en suspens. Au lieu d’être dehors toute la journée, ils sortaient de chez eux vers 11 h du matin, rentraient déjeuner à 13 h puis ressortaient entre 16 h et 19 h environ. C’étaient des intermittents du confinement.

Quel a été le ressenti des jeunes que vous avez interrogés ?

Comme tout le monde, au début, ils ont été dans un état de sidération. Après, il y a eu de l’incompréhension mêlée à de la colère et à une forme de déprime qui laissait penser que c’était difficile à vivre. Ils ne comprenaient pas toujours pourquoi ils ne devaient pas sortir alors que leurs parents, eux, devaient aller travailler pour des salaires assez bas, au risque d’être contaminés. Je pense aussi à un jeune qui fait de la musculation et qui s’agaçait de ne pas pouvoir sortir avec ses tee-shirts neufs, histoire de faire le beau devant ses potes et de draguer les filles. Un autre, un peu trafiquant, ne pouvait pas aller sur les Champs-Elysées avec sa décapotable. Ce sont des frustrations de jeunesse, mais il faut comprendre que, pour ces jeunes, c’est leur quotidien qui fait leur représentation sociale. S’ajoute à cela le fait que tout ce qui vient des institutions est négatif. Ils ne suivent pas forcément les débats mais il y a souvent chez eux une suspicion à l’égard de l’Etat français. Les injonctions contradictoires, les cafouillages autour des masques ont parfois alimenté le complotisme. C’était sous-jacent chez quelques-uns. Cette défiance n’a pas été propre aux jeunes des quartiers, sauf que leur spécificité est d’être assignés à résidence. Ils se sentent enfermés. Un collègue chercheur parle des « internés du ghetto ». Là, ils ont été doublement confinés : le confinement sanitaire s’est rajouté à un confinement social.

Cette situation a-t-elle créé des tensions ?

Le confinement a ajouté de la frustration, de l’isolement, et certains jeunes ont eu envie de se défouler. Ils ont eu également l’impression que la police profitait de la situation pour jouer les shérifs dans le quartier et occuper leur territoire. A la suite des échauffourées de Villeneuve-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine (1), et d’ailleurs, un jeune m’a dit : « C’est les flics qui nous cherchent. » On est dans des subjectivités, et je ne donne raison ni aux uns ni aux autres. Mais pour les jeunes de mon échantillon, le confinement a été perçu comme une forme de répression, d’humiliation et de domination supplémentaire. L’état d’urgence sanitaire ayant donné plus de droits aux policiers que d’habitude, il a renforcé le sentiment d’injustice qui existe depuis longtemps. Les jeunes des quartiers, c’est la banlieue du journal de 20 h, on en parle lorsqu’il y a des émeutes, un fait de délinquance ou religieux, toujours en mal, jamais en bien. Ce sont des invisibles la plupart du temps. On a mis le couvercle sur la paupérisation de beaucoup de familles. J’ai enquêté dans un quartier en voie de mixité sociale où les parents des jeunes appartiennent plutôt aux classes populaires stabilisées, mais ce n’est pas le cas d’autres secteurs. Selon le rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus), un jeune sur deux de moins de 24 ans y est au chômage.

Vous écrivez qu’ils n’ont pas d’emprise sur leur passé, leur présent et leur futur. Que voulez-vous dire ?

Pour beaucoup de ces jeunes, le passé c’est l’histoire coloniale ou post-coloniale, sur laquelle ils n’ont pas de prise. Ils n’en ont pas non plus sur l’histoire sociale récente des quartiers populaires. Sur le présent, une partie d’entre eux sont en situation d’échec scolaire, et sur l’avenir, c’est très hypothétique. Ils n’ont pas d’emprise sur le temps ni sur leur vie, et vivent dans une totale incertitude. Ce sont des « dominés », au sens que Bourdieu donne à ce terme. Ils se sentent pauvres dans un pays de riches. Quand on est démuni dans une société où la majorité l’est, on n’est pas heureux mais c’est vécu comme un destin collectif. Mais là, ce n’est pas le cas. Quand ils allument la télévision, les jeunes voient les standards des classes moyennes supérieures. C’est comme si la vraie vie, pour eux, était ailleurs. Quand un jeune fait des études ou qu’un dealer s’enrichit, il quitte la cité. Les quartiers sont des zones de relégation sociale. C’est d’autant plus mal vécu qu’à quelques kilomètres, il y a des bons lycées, des beaux quartiers… auxquels ils ne peuvent pas accéder. En 2005, les émeutes ont été plus virulentes là où il y avait des zones pavillonnaires et des entreprises à proximité. C’est violent de voir que les autres sont intégrés et pas soi. Un sociologue américain a montré que certains font du trafic car ils veulent s’insérer dans la société mais n’en ont pas les moyens légaux.

En même temps, il y a des jeunes qui s’en sortent…

Effectivement, tous ne sont pas dans la galère. A commencer par les filles, qui réussissent mieux leurs études. Une partie des garçons vont aussi à l’université, deviennent éducateurs, animateurs, entrepreneurs… Mais ces étudiants brillants font l’expérience de la discrimination. Un jeune ayant un DESS « banque et finance » m’a raconté avoir postulé à un poste de directeur adjoint d’une succursale bancaire dans laquelle il travaille depuis deux ans. La directrice des ressources humaines lui a répondu : « Un Maghrébin ne peut pas être directeur adjoint. Le guichet, c’est très bien pour le moment. » Les jeunes les plus en colère ne sont pas forcément les délinquants mais les jeunes diplômés, qui ont joué la carte de la méritocratie et qui se sentent floués. Les quartiers populaires constituent un monde très complexe : on peut avoir dans la même famille un frère délinquant et un autre ingénieur. Même les « barbus » sont très divisés. C’est un monde en recomposition depuis la fin du monde ouvrier, lequel était d’ailleurs très violent entre les deux guerres. Les problématiques des banlieues datent de bien avant l’immigration.

Maître de conférences

en sociologie à l’université de Lille, Eric Marlière est spécialiste de la jeunesse des quartiers populaires urbains. Son dernier livre, Banlieues sous tension, est paru chez L’Harmattan en 2019.

Notes

(1) Après qu’un homme en moto se fasse faucher par une voiture de police banalisée, le 18 avril dernier.

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