Nous n’avons pas encore eu le temps de mettre les mots sur les souffrances ressenties par les personnels qui travaillent dans le soin. Les heures de travail ont été rallongées, les congés n’ont pas été posés. Face à la surcharge de travail, il fallait tenir sans prendre le risque de flancher, dans le silence, sans s’épancher, sans prendre non plus le risque de la honte, de la culpabilité, de la peur de ne pas tenir. Il y a également la confusion vécue entre l’espace privé, l’intime et l’espace du travail. Aujourd’hui, la peur demeure et elle sclérose les capacités de résilience. Il va y avoir un contrecoup, un risque de décompensation à la sortie de cette période. Pour certains, cette crise sanitaire peut être le point culminant de l’épuisement. Il y aura des décompensations plus ou moins majeures. Pour sauver sa peau souvent on ne pense pas. Et c’est souvent quand on se remet à penser que l’on décompense.
Les applaudissements à 20 heures et cette héroïsation du personnel soignant ont suscité chez certains professionnels un agacement supplémentaire plutôt qu’un soulagement. On se souvient tous de la banderole « Vous comptez vos sous, on comptera nos morts ». « Où étiez-vous quand on demandait des sous ? Où étiez-vous quand on manifestait ? », rétorquent les professionnels à l’opinion publique. Aujourd’hui le politique s’empare, ou prétend vouloir s’emparer de la question de la santé, parce que l’économie est touché. Mais il ne faut pas être dupe, la France est dans un système libéral et ne va pas en sortir de sitôt. Il faudra quelque chose de plus important encore que le Covid-19, quelque chose comme ce qui a fait émerger le Conseil national de la résistance (CNR).
La question essentielle est la trace que laissera cette crise sanitaire. Qu’est-ce que cela imprime dans les consciences ? Qu’est-ce que cela fait bouger ? Qu’est-ce que cela crée comme solidarités éventuelles ou comme inimités voire « haines » ? Il faut qu’émergent dans les organisations un cadre, un sens et une éthique partagés. Cela ne peut exister dans les structures que s’il y a des espaces d’élaboration ou de co-analyse avec les salariés et non sans eux. Si on ne donne pas aux salariés des espaces d’élaboration qui ont à la fois une fonction psychique et organisationnelle, cela ne fonctionnera pas. Il y a aura soit du côté du psychisme des décompensations, soit du coulage, c’est-à-dire des actes pour détruire l’établissement par des vols, des conflits…
Pas du tout. Aujourd’hui le problème est que les professionnels se prennent en charge eux-mêmes. Ils se payent des séances de psy parce que cela ne va pas bien au niveau personnel alors que c’est la structure qui les rend malades. C’est effrayant de voir comment on botte en touche lorsque l’on est aux manettes de l’économique et du décisionnel. On botte en touche sur l’individu. Quand, avec les salariés, on décortique les mécanismes de l’organisationnel qui les ont rendus malades, ils vont très vite beaucoup mieux.
Ancien chef de service du secteur médico-social et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), Lionel Cagniart-Leroi est psychologue diplômé du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et de l’université Paris 8, spécialisé dans les problématiques liées à la souffrance au travail.