« 3 641. C’est le nombre de personnes vivant à la rue recensées à Paris lors de la nuit de la solidarité du 7 au 8 février dernier. Face à cela, les pouvoirs publics développent des dispositifs relevant de l’urgence sociale. La mission des travailleurs sociaux consiste alors à “aller vers” et accueillir les publics en grande précarité. Or ces professionnels ont été formés à prendre le temps de “faire avec” la personne, à co-construire, réaliser et évaluer un projet personnalisé. Néanmoins, peu de personnes accompagnées dans l’urgence sociale en bénéficient. La posture professionnelle y est chamboulée et les travailleurs sociaux ne disposent pas des outils communs au travail social.
Ce décalage crée de nouvelles compétences chez le travailleur social, mais engendre aussi de la violence. Au-delà, cela permet d’identifier de nouvelles postures professionnelles.
Les compétences spécifiques qui émergent en premier lieu relèvent de la santé. Le professionnel acquiert des connaissances sur des pathologies physiques chroniques, des troubles psychiatriques mais aussi en addictologie avec un public ayant la particularité d’être souvent en rupture de soins. Un sens aigu de l’observation et une capacité d’analyse sont aussi des compétences développées dans l’urgence sociale. Cela fait naître une capacité à rebondir, à recueillir des éléments d’évaluation et à négocier avec l’usager.
Ces compétences sont aussi présentes dans les habitus de l’éducateur spécialisé, dans une autre temporalité. L’urgence sociale conduit en effet à réduire le temps d’observation et d’analyse puisqu’il faut une réponse immédiate. Le professionnel doit être réactif et mettre en œuvre rapidement ses compétences. Le rythme de mobilisation des savoirs diverge du travail social en institution.
Piu Brémond, Elisabeth Gérardin et Julia Ginestet, professionnelles du secteur social, évoquaient en 2002 la nécessité d’avoir une “certaine humilité professionnelle”(1). Cela renvoie à la capacité à recevoir des choses inattendues, à avoir une posture professionnelle flexible. Le mot revenant le plus régulièrement chez les professionnels est l’“adaptabilité”. La connaissance des différents publics et du tissu social permet de s’adapter aux situations dont le seul dénominateur commun est souvent la vie à la rue.
Le professionnel doit aussi être doté de la capacité à passer d’une situation à forte décharge émotionnelle à une autre nécessitant de gérer ses émotions et d’accepter une forme de frustration liée à l’impossibilité d’agir. Des ascenseurs émotionnels qui peuvent engendrer des violences.
Ces violences sont majoritairement d’ordre symbolique. Les frustrations accumulées par les usagers semblent s’extérioriser à la rencontre des professionnels. Ces derniers peuvent se sentir comme un réceptacle de la frustration des personnes sans domicile. Il peut y avoir un transfert des frustrations de l’usager vers le professionnel accentuant un sentiment d’impuissance.
Les pressions politiques venant des collectivités, des établissements mais aussi d’associations de riverains peuvent être considérées comme violentes pour les professionnels. Le sentiment d’être “envahi” par les usagers décrit par différents travailleurs sociaux exerçant en centre d’hébergement d’urgence accentue ce phénomène. Cela agit comme un étau ; le professionnel serait alors dans un entre-deux complexe, entre les attentes ou non-attentes de l’usager et les demandes institutionnelles.
Les professionnels peuvent aussi être davantage confrontés à des échecs de prises en charge (refus de contact, refus d’hébergement, ancrage dans des conduites à risques…). Sont souvent exprimés la fragilité du lien, l’incapacité à recueillir des éléments d’évaluation. L’incertitude autour des situations est omniprésente chez le professionnel. Son pouvoir d’agir est fortement limité et crée des frustrations professionnelles assimilées à une forme de violence. De quoi faire naître la nécessité d’une nouvelle posture professionnelle.
L’urgence sociale nécessite une intervention de proximité tout en gardant une posture éducative renvoyant à un entre-deux, entre bénévolat et professionnalisme(2). Les professionnels peuvent adopter une posture flexible variant entre proximité et prise de distance. Mais ils peuvent aussi choisir une posture d’acceptation de la situation naviguant alors entre attentisme et “aller vers”, entre la nécessité d’intervenir et le respect du choix de la personne.
Le débat existe aussi autour de la présence ou non d’une posture éducative et de la manière dont on définit cette notion. Il est évoqué une posture de protection à plusieurs reprises : “L’éducatif que je fais, c’est de l’éducatif qui va les protéger.” Cela renvoie davantage à une posture sanitaire confirmée par différents professionnels évoquant la primauté de la santé sur le social. La santé peut alors être un moyen d’entrer en lien avec la personne et d’élaborer un parcours d’accompagnement plus global.
Il est ainsi difficile de définir une posture adaptée à l’intervention au sein du champ de l’urgence sociale à la vue d’un entre-deux souvent décrit (entre la santé et l’éducatif, entre les demandes institutionnelles et celles de l’usager, entre la rue et le centre, entre attentisme et activisme…). L’entre-deux semble présent de manière constante. Le lieu de rencontre – la rue, le centre d’hébergement d’urgence, l’accueil de jour – renvoie à un espace non acquis au professionnel et à l’usager. Les professionnels des centres d’hébergement d’urgence parlent notamment de l’importance d’un cadre informel, “d’aller là où ils sont”. Il s’agit alors des lieux de vie dans et en dehors du centre…
L’entre-deux est un espace flou situant la personne entre l’accompagnement formalisé et le non-accompagnement, entre le refus de rencontrer un professionnel et l’ancrage dans un suivi social. Cette notion renvoie aux travaux de Laurence Thouroude, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Rouen, qui a étudié, entre 2015 et 2018, la posture de l’enseignant auprès d’élèves autistes. Celle-ci définit l’entre-deux “comme un espace ouvert sur l’autre”(3). Cet espace permet de développer une identification de l’enfant autiste à l’enseignant. Selon elle, l’identification est nécessaire. Cela passe par la création du lien, la mise en relation choisie en fonction des attraits de l’élève. L’identification permettra par la suite de rattacher l’élève aux connaissances, au savoir. Cela permettra de faciliter un processus de symbolisation de la réalité réduisant ainsi les angoisses liées au contexte scolaire et d’apprentissage(4).
Cette approche peut être appliquée à la posture professionnelle au sein de l’urgence sociale. La création du lien va permettre à l’usager de s’identifier à un service, à des professionnels, à la société. La personne sans domicile fixe peut, par le lien développé, retrouver une certaine estime de soi lui permettant d’intégrer qu’elle fait partie du même monde que les “autres”, que ces passants qu’elle croise quotidiennement. Cela va lui permettre de symboliser les potentiels bienfaits d’un accompagnement, d’une réinsertion sociale, réduisant ainsi les angoisses liées à un changement de statut, à une intégration en structure fermée. Il sera ainsi plus facile, pour elle, de se projeter dans l’avenir et d’accepter un possible accompagnement. »
(1) P. Brémond, E. Gérardin et J. Ginestret – « En quoi l’urgence sociale interroge-t-elle les pratiques professionnelles ? » – Empan n° 46, 2002 (p. 129-135).
(2) Ibid.
(3) T. Hélie et L. Thouroude – « L’entre-deux comme une posture pédagogique auprès d’élèves autistes de type Kannérien : trouver sa voix – sa voie ? » – Revue Cliopsy n° 20, 2018 (p. 55-69).
(4) L. Thouroude – « Conflits à répétition en milieu scolaire et paradigme de l’entre-deux » – In L’action publique en réponse à la crise de l’école, sous la direction de Valérie Becquet et Alain Vulbeau – Artois Presses Université, 2015 (p. 49-63).
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