« Le confinement a mis en évidence les difficultés de nos institutions à s’adapter et les failles de notre système qui ont conduit à des ruptures de suivis d’enfants. Pour certains d’entre eux, le temps perdu ne sera pas rattrapable. Pour d’autres, la confiance a été rompue. Je m’interroge sur nos priorités, notre capacité à répondre, et finalement sur le sens de notre mission.
Je pense à une situation particulière : Léna(1), 12 ans. Notre institution la connaît, elle et sa famille, depuis quatre ans. A l’époque, elle avait fait l’objet d’une déclaration de violences dans la famille auprès des services de l’aide sociale à l’enfance [ASE] du département. Placée en famille d’accueil, suivie par des éducateurs, une relation de confiance s’est établie et elle tentait de se reconstruire. Un travail a aussi été mis en place avec la mère, seule, qui avait besoin d’aide pour réduire cette violence à la maison. A la veille du confinement, cet équilibre commençait à s’installer entre la famille d’accueil, sa mère et ses frères, les rééducations, l’accompagnement thérapeutique et l’école. Un cadre sécurisé se dessinait. Puis le confinement est arrivé. L’ASE a considéré que le maintien en famille d’accueil n’était plus possible : retour à la maison pour Léna, retour à la violence. J’appelle la mère, je comprends qu’elle n’a pas de lien avec l’école, que les devoirs ne lui arrivent pas. Elle me parle des “embrouilles” qui ont repris. Au téléphone, la communication est difficile, elle parle mal français. Je demande alors à pouvoir aller au domicile de la famille. Ma direction me répond que ce n’est pas possible. “On a demandé à l’ARS [agence régionale de santé], ils ont dit non.” Le risque ne serait pas si urgent que ça. J’ai plutôt le sentiment que chacun a ouvert en grand le parapluie pour ne prendre aucun risque. Léna reste livrée à la violence de ses frères et à l’incapacité de sa mère à faire face seule. Maintenant, elle ne veut pas retourner en famille d’accueil. Au plus fort de la crise du Covid, les institutions l’ont abandonnée, la seule personne qui l’a accueillie, c’est sa mère, et cette famille avec violences. Elle sait que ce sont les seules personnes sur qui elle peut vraiment compter et qui ne la laisseront jamais tomber. La confiance avec les professionnels est perdue. Tout ce long travail est à reprendre à zéro, s’il est encore possible. Une enfant livrée à la violence, abandonnée par les professionnels censés la protéger. Ne pouvions-nous pas faire mieux ?
Confiné chez moi, j’ai observé, impuissant, les dégâts collatéraux du Covid. Combien d’enfants ont ainsi été perdus dans le confinement ? Combien de parcours sont à reconstruire ? Cette séquence ne pourrait-elle pas nous permettre de repartir sur d’autres bases : le sens prioritaire devrait être nos accompagnements avec les questions concrètes qui le rendent possible. Pourquoi ? Comment ? Quand ? L’accompagnement ne peut pas se réduire à une juxtaposition de prestations. Certains établissements ont su parvenir à maintenir leurs accompagnements auprès des jeunes même les plus en difficulté. Ne devraient-ils pas servir d’exemple ? »
(1) Les prénoms ont été modifiés.