Déconfinement. Ils n’ont que ce mot à la bouche. Ils ne parlent que de ça. Le déconfinement, le jour d’après, les promesses de lendemains qui chantent. Demain, tout sera différent, demain, nous serons tous solidaires… demain ! Le virus ? On s’en fout, on a des masques. Les morts ? Ce sont des statistiques, des chiffres froids et impersonnels, des chiffres et des courbes, de jolies courbes qui montent et qui descendent. D’ailleurs, elle descend, la courbe, le ministre l’a dit, et il avait l’air rassurant, alors elle descend, elle va plonger, c’est sûr, on va y arriver, tous ensemble, à faire baisser cette maudite courbe, et la vie reprendra le 11 mai, ou un peu plus tard, qui sait ?
Oui, la vie reprendra le 11 mai. Ou plus tard.
Les enfants retrouveront leurs copains et les télétravailleurs leurs collègues. On fera des voyages pas trop loin et des sorties pas trop près. On pourra sortir, enfin, sortir de là, de cette morosité morbide et pas très rose. Reprendre les choses telles qu’elles étaient, mais en mieux, en local et bio et fait maison si possible.
Moi, Floribel, je ferai comme les autres. Je sortirai, et la vie reprendra, métro boulot apéro dodo. Mais le déconfinement ne sera pas pour tout le monde. Parce qu’il y aura ceux en rouge, en orange, en vert ou en noir. Les déconfinés du jour et les confinés pour toujours. Il me restera ces images et ces visages. Ceux des vivants, parce que les morts, à mes yeux fatigués, finissent tous par se ressembler un peu. Les morts ne sont que des corps, des corps dans des boîtes et des boîtes qu’on embarque. Mais les vivants, les vivants qui défilent, si nombreux, et si nombreux ces modèles de cercueils, le basique, le simple, le supérieur… Et moi, impassible, qui leur pose toujours les mêmes questions : pin, chêne ou bois exotique ? Et pour la couleur, ce sera ? Nous avons toute la gamme du blanc au noir, avec une touche de bleu, entre gris clair et gris foncé.
Dans la salle d’exposition des cercueils, les pas sont lents, les regards hésitants. On touche avec les yeux, embués, on garde ses mains loin de toute surface, on parle doucement, sans postillonner. Pas bouger, pas toucher, pas parler, le virus est partout, chez les vivants comme chez les morts. Il y a les veufs et les esseulés, les pressés et les dépassés, les fils et les sœurs.
Et il y a l’orpheline.
Son regard m’effleure à peine, je pourrais lui proposer n’importe quoi, elle dirait oui, oui à tout, oui au pire et oui au meilleur, parce que plus rien n’existe, plus rien d’autre ne compte que son père qui est mort. Elle dirait oui au modèle de luxe en chêne massif, le gris bleuté, le plus chic, le plus cher, oui aussi pour une boîte en carton, rose à paillettes avec des licornes arc-en-ciel et des fleurs en papier crépon. Elle dirait oui à tout, parce qu’il n’y a plus rien, parce qu’elle est seule, et orpheline. Son père est mort et elle ne comprend pas, pourquoi lui, pourquoi pas un autre ? Il n’était ni très vieux ni très jeune, ni un soignant mort au front ni un travailleur sacrifié sur l’autel des profits. Son père était un type lambda, un jeune veuf retraité, sagement confiné dans sa maison proprette, obéissant bien aux consignes de distanciation sociale et de gestes-barrières. Son père est mort comme des milliers d’autres, et il sera enterré comme des milliers d’autres, seul. Il n’est qu’un homme de plus dans les chiffres et les courbes, un mort anonyme et une mort inutile, et elle n’est qu’une orpheline de plus, seule.
Le 11 mai, ou après, la vie reprendra. Avec des masques pour les vivants et des housses pour les morts. J’oublierai la cohorte des morts et le défilé des vivants, mais je n’oublierai pas l’orpheline.