La porte coulissante s’ouvre sur un bâtiment de 1 200 m2 de plain-pied. A l’entrée, à gauche, un gros flacon à pompe de gel hydroalcoolique, passage obligé de tout visiteur, livreur, employé… En ces temps de crise sanitaire, rien n’est laissé au hasard, au sein de cette entreprise adaptée d’Evreux. Comme, pour l’heure, quatre autres établissements semblables appartenant à APF Entreprises (réseau du secteur adapté et protégé d’APF France handicap), cette structure a réorienté une partie de ses chaînes de production et de ses salariés pour se consacrer à la fabrication de masques. Son donneur d’ordre ? La direction générale des armées. Cela s’inscrit dans le projet national baptisé « Résilience », lancé le 25 mars dernier, qui associe l’armée à la lutte contre le Covid-19.
Commencée à la mi-avril, cette production mobilise une dizaine de salariés qui, auparavant, travaillaient en maroquinerie, à la fabrication d’abat-jour… « Nos équipes sont polyvalentes, puisque nous exerçons toujours une grande diversité d’activités », explique David Torres, adjoint à la direction. Aussi a-t-il été simple de former les salariés, volontaires, aujourd’hui assis devant une machine à coudre.
Le jour de notre visite, deux lignes de production faisaient entendre le cliquetis régulier des aiguilles de ce qui est devenu une denrée rare, à l’heure où de nombreux industriels veulent prendre une part du gâteau de la fabrication de masques : les surpiqueuses quatre-fils. De quoi produire 6 000 à 8 000 masques par semaine. « Mais mon objectif est de doubler la cadence, dès que j’ai suffisamment de machines, pour mettre en place un service sur 2 × 8 heures », explique David Torres.
Car, le manager insiste, en situation de handicap ou non, ce sont bien des personnes compétentes qu’il a mobilisées. « Nous ne sommes pas là pour faire plaisir. Nous devons équilibrer l’activité. Nous avons fait appel à des salariés rapides et adroits. » Une exigence de professionnalisme qui, semble-t-il, n’exclut en rien la bienveillance dans la transmission des consignes et le partage des tâches.
Visiblement, chacun sait ce qu’il a à faire, et tous coopèrent activement. « Tu mets la main dedans comme ça, tu regardes l’écartement, et tu vois, celui-là, il est nickel », explique Axel, 34 ans, à Hermine, plus timide et moins sûre d’elle, avec qui David Torres lui a demandé de faire équipe pour trier et empaqueter les masques déjà réalisés. Pendant ce temps, Sylvain, chargé de la maintenance, se met à quatre pattes au chevet d’une machine à coudre qui émet un bruit anormal. A distance réglementaire, avec lavage de mains obligatoire toutes les heures, les travaux sont menés bon train, cadencés par la régularité de la machine qui découpe les élastiques et émet le son typique d’un scanner ou d’une imprimante.
Sur tous les fronts à la fois, David Torres confie : « J’aime être sur le terrain. » Avant de former les équipes, il a rédigé la procédure de fabrication mise en œuvre dans les cinq entreprises adaptées de l’association, réparties sur toute la France, qui se sont lancées dans cette activité. Pour cela, il s’est appuyé sur des vidéos fournies par l’armée. Au quotidien, il organise le travail et met la main au tri, tout en décrochant son téléphone tantôt pour monter un partenariat avec une structure d’APF Entreprises, tantôt pour dénicher, avec acharnement, n’importe où en France, ces surpiqueuses quatre-fils qui lui manquent tant. Il faut les trouver à bon prix et se montrer plus rapide que la concurrence pour les récupérer… Et si obtenir certaines pièces mécaniques et faire fonctionner les machines demeure un vrai combat, heureusement, le tissu triple épaisseur et les élastiques sont fournis par l’armée.
Le soir, chez lui, vient le temps de produire les tableaux statistiques. « J’adore ça, travailler dans l’urgence… » Mais surtout en équipe : il ne manque pas une occasion de saluer l’agilité et la capacité d’adaptation dont tous les salariés ont su faire preuve. A l’image de Sylvain, chargé de la maintenance, au sujet duquel il souligne : « A la base, ces machines à coudre, il ne les connaissait pas. Or il faut intervenir dessus, d’autant que, pour commencer, nous les achetons d’occasion. Mais Sylvain a beaucoup de connaissances techniques et maîtrise de nombreuses machines. Aussi a-t-il su identifier les problèmes et se montrer très réactif. »
Même agilité pour Hediye, qui a dû troquer son rôle de manager d’une équipe de 18 personnes pour coudre des masques, comme ses voisines de la chaîne de production. Et ce, dans un atelier différent de son lieu de travail habituel (l’entreprise comptant trois sites). Non, sans doute, sans un léger pincement au cœur, la majorité de ses collaborateurs s’étant retrouvés, quant à eux, au chômage technique.
Une fois la crise sanitaire passée, David Torres espère que la fabrication de masques va se péréniser. Et qu’il représentera, prévoit-il, jusqu’à 5 ou 6 % des activités de l’entreprise. « Cela donne du sens et un objectif supplémentaire à nos salariés », commente Awatif El Mahfoud, responsable des ressources humaines. Peut-être. Mais tous les salariés interrogés mettent d’abord en avant le plaisir de travailler ou, pour certains, de retravailler, après un premier mois de confinement : « C’était dur », avoue pudiquement, dans un sourire, Hediye, mère de deux enfants âgés de 14 et 16 ans, qui est entrée dans l’entreprise voilà six ans. Même remarque d’Axel : « Pour moi, le plus important, c’est de travailler. Donc oui, fabriquer des masques, ça me va ! »