Pourquoi déteste-t-on tant les Ehpad ? A chaque crise, cette question. Depuis la canicule de 2003 et ses près de 15 000 morts supplémentaires, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) sont régulièrement pointés du doigt. Au moindre dysfonctionnement, au moindre accroc, ils se retrouvent dans l’œil du cyclone. Cette crise sanitaire n’échappe pas à la règle. Ces dernières semaines, on ne compte plus le nombre d’articles, de reportages vidéo énumérant le nombre de morts dans certains établissements. Jugeant que ces structures avaient mal géré la pandémie de coronavirus en leur sein. Est-ce réellement le cas ? Au 29 avril, le bilan total de l’épidémie s’établit à 24 087 morts depuis le 1er mars, dont 15 053 dans les hôpitaux et 9 034 dans les établissements sociaux et médico-sociaux dont les Ehpad. S’il ne s’agit pas de relativiser le nombre de décès, il s’agit de l’analyser, de le mettre en perspective. Notamment par rapport au nombre d’Ehpad et de résidents en France. Alors qu’il y a environ 7 500 établissements et près de 700 000 résidents, « nous avons un taux de décès, eu égard aux chiffres remontés, qui est donc autour de 1,3 % par rapport à la population accueillie en structures », renseigne ainsi Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa (Syndicat national des établissements et résidences privées pour personnes âgées).
Alors qu’au début de la crise certains avançaient une possible hécatombe avec plus de 100 000 décès à venir en établissements, les chiffres sont aussi à comparer avec le nombre habituel de morts en Ehpad chaque année. Selon les données de la Drees (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), en 2015, 150 000 résidents sont morts, soit un quart des décès enregistrés sur l’ensemble du territoire français. Et soit, en moyenne, 12 500 décès par mois. Quitte à donner des statistiques, Florence Arnaiz-Maumé en propose d’autres. « Selon les chiffres du ministère, 45 % des Ehpad ont déclaré au moins un cas de Covid-19. Ce qui signifie donc que 55 % des établissements ont, pour le moment, traversé la crise sans aucun cas, en tout cas symptomatique. Il y a donc 55 % des Ehpad épargnés. » Et de poursuivre son raisonnement : « On a environ 40 % des structures qui ont déclaré un à cinq cas de Covid-19 fin mars. Ce qui veut dire que dans ces établissements la situation ne s’est pas embrasée. Et ce grâce au confinement en chambre, à la suspension des visites, à la mise en place des mesures-barrières et aux dispositifs sanitaires mis en place. »
« Il reste environ 5 % des structures pour qui la situation est plus compliquée, analyse encore la déléguée générale du Synerpa. Et, effectivement, dans ces Ehpad la situation a été très difficile à gérer. Les taux d’impact étaient très importants. Très souvent dans ces structures, le confinement a été mis en place alors que le Covid-19 était déjà là. Ces établissements sont ou étaient dans des situations dramatiques, avec des taux d’impact qui peuvent atteindre 60 % des résidents et 50 % des salariés. Mais il s’agit d’une minorité des cas » Depuis le début de la crise, on ne compte plus les articles sur la quarantaine de décès à l’Ehpad de Mougins (Alpes-Maritimes), les 26 à Thise (Doubs), les 32 à l’Ehpad de la Rosemontoise à Valdoie (Territoire de Belfort)… A chaque jour sa nouvelle structure au cœur de la tempête. Qu’elle soit publique, privée associative ou privée lucrative.
Une mauvaise presse qui s’explique, selon Pascal Champvert, président de l’AD-PA (Association des directeurs au service des personnes âgées), par le fait que les pouvoirs publics ne donnent quotidiennement que le nombre de morts en établissements sociaux et médico-sociaux. Pas ceux à domicile. « Les Français ont le sentiment que les gens meurent uniquement en Ehpad. Il est important de rappeler que 98 % des résidents qui vivent en établissement sont toujours vivants. L’immense majorité des personnes âgées guérissent ou ne sont pas touchées par le coronavirus. » C’est pourquoi il demande « que le professeur Salomon informe les Français sur le nombre de morts à domicile. D’autant que les directeurs de services à domicile remplissent les mêmes statistiques que les directeurs d’établissements. Donc cela est faisable. » Si pour l’heure les autorités ne communiquent pas sur ces données, le syndicat de médecins généralistes MG France a publié, le 26 avril, les résultats d’une enquête interne faisant état de 9 000 décès à domicile (entre le 17 mars et le 19 avril). Soit peu ou prou la même statistique qu’en établissement...
« Dans une société discriminante, vous pointez ce qui se voit. Or les Ehpad se voient. Donc dans une société âgiste comme la société française, il est normal qu’il y ait des critiques à l’égard des Ehpad, juge pour sa part Romain Gizolme, directeur de l’AD-PA. Les services d’aide à domicile, eux, sont invisibles. Il n’y a pas de critique à leur égard parce qu’ils n’existent pas au regard de l’Etat et de la société. Les salariés de ce secteur n’existent pas. Il y a un phénomène d’“invisibilisation”. » Pour autant, les acteurs du secteur acceptent les critiques, ne nient pas un certain nombre de dysfonctionnements. « L’idée n’est pas de se dédouaner en disant que tout va bien. Bien sûr qu’il y a eu des difficultés, affirme Florence Arnaiz-Maumé. Mais nous en appelons à un minimum de compréhension publique. Sur 700 000 résidents hébergés, pour l’instant, nous avons un taux de décès légèrement supérieur à 1 %. Pour une crise extrêmement grave, je ne dis pas que l’on s’en sort bien parce que l’on ne s’en sort jamais bien. Mais globalement les Ehpad n’ont pas démérité ! »
S’il est normal de mettre en avant des dysfonctionnements, pour Romain Gizolme, la question est plutôt de voir ce qui est dénoncé : « Actuellement, c’est un mauvais fonctionnement de l’ensemble de l’aide aux personnes âgées. Ce que nous dénonçons nous-mêmes depuis un certain nombre d’années. » Alors que le secteur est en sous-effectif chronique, il a dû faire face à de nombreuses absences d’aides-soignantes, d’infirmières et de cadres de santé, atteints par le coronavirus. Malgré tout, Jean-Christian Sovrano, directeur de « l’autonomie et de la coordination des parcours de vie » à la Fehap (Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs), considère que les Ehpad n’ont pas à rougir de leur gestion de la crise. « Je n’accepte pas les critiques récentes. Je les comprends intellectuellement mais je ne les accepte pas, affirme-t-il. D’autant que le secteur a su s’adapter face au retard à l’allumage des pouvoirs publics sur la gestion de cette crise sanitaire. Un retard qui s’explique par un manque de stocks d’équipements de protection individuelle dont les masques. »
Une adaptabilité des personnels valorisée aussi par Jean-Pierre Riso. « Dans les établissements, tout a été changé, se félicite le président de la Fnadepa (Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et personnes âgées). A la fois, les modes de fonctionnement, d’organisation, les dépassements de fonction dans le rôle des uns et des autres… Il faut vraiment souligner la formidable réactivité des équipes et des établissements. Nous avons prouvé depuis deux mois que nous sommes capables de transformer en profondeur et durablement notre modèle d’accompagnement du grand âge. »
« Ce secteur ne tient que par le dévouement des professionnels, corrobore Eric Frégona, directeur adjoint de l’AD-PA. Malgré les carences initiales en protections, les absences de certains personnels, l’inconnu de cette crise, le fait que les tests arrivent seulement aujourd’hui en Ehpad, malgré tout cela, l’épidémie est contenue autant que possible. Même si rien n’est terminé et que l’heure n’est pas encore au bilan. »
Au-delà de l’adaptabilité des professionnels, il faut aussi souligner la grande inventivité du secteur. Les directeurs d’établissements ont souvent devancé les directives nationales, en particulier sur la question des restrictions des visites. Une fois ce confinement établit, Jean-Pierre Riso est encore admiratif de la capacité des structures à se réinventer. « Nous n’aurions jamais osé rêver des actions d’animation mises en place depuis deux mois. Si on nous avait dit que l’on pourrait initier des personnes de plus de 85 ans à Skype, aux tablettes, à WhatsApp… on aurait rigolé. Si on avait imaginé que des filières gériatriques s’organiseraient au sein des hôpitaux, on aurait rigolé » « On arrive aujourd’hui à obtenir un niveau d’accompagnement et de protection de nos aînés dans nos établissements de très haut niveau, se réjouit encore le président de la Fnadepa. Je pense d’ailleurs qu’avec les mesures mises en place nous avons sauvé beaucoup de vie. Bien sûr qu’il y a déjà plus de 9 000 morts, et c’est terrible. Quand il y a 25 à 30 décès dans un même établissement, c’est catastrophique. Mais les mesures prises, parfois en anticipation, ont permis de ne pas avoir la catastrophe annoncée. » Et de conclure : « Je suis persuadé que nous sauvons des vies tous les jours dans nos établissements. »