Chez les auteurs de violences au sein du foyer, le confinement suscite une « angoisse, qui accroît les fragilités psychologiques ou les pathologies, et risque de conduire au passage à l’acte », expose Alain Legrand, président de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge d’auteurs de violences conjugales et familiales (Fnacav). Les addictions, difficiles à gérer dans le contexte actuel, augmentent ce risque. « La violence a toujours à voir avec l’espace », ajoute Elisabeth Perry, psychologue clinicienne et directrice de l’association Terres à vivre qui accompagne, à Nancy, des auteurs de violences. « La proximité avec l’autre, le fait de ne pas pouvoir sortir pour extérioriser, renforce le sentiment d’être enfermé et donc les risques. » Le confinement agit comme « un accélérateur, un amplificateur » de situations latentes.
D’autres paramètres s’ajoutent. Françoise Cornil, directrice de l’association Alternative thérapeutique à la violence conjugale et familiale (Althéa), basée à Dijon, évoque des personnes en instance de divorce qui ont vu leur démarche judiciaire être suspendue, « ce qui est très compliqué à vivre ». Sans compter les enfants : ceux qui sont « maintenus à la maison, sur le fil entre placement en protection de l’enfance ou non, se retrouvent sans école, ni aide aux devoirs ou centre de loisirs… Le malaise des enfants, des parents : tout cela devient explosif », détaille la psychothérapeute. Prévenir la récidive, mais aussi les premiers passages à l’acte, est plus que jamais nécessaire.
Rares sont les associations dédiées à l’accompagnement des auteurs de violences : essentiellement réunies dans le réseau de la Fnacav, elles sont une trentaine sur tout le territoire. Depuis le début du confinement, chacune a renforcé son dispositif de veille. D’ordinaire, l’équipe d’Althéa encadre des entretiens individuels, des groupes de paroles – à raison de 21 séances sur sept mois –, et deux après-midi de permanence par semaine. Désormais, une veille téléphonique est assurée de 13 h 00 à 19 h 00 tous les jours. S’agissant des auteurs déjà suivis par l’association, les thérapeutes assurent un contact au moins une fois par semaine. « La dimension du groupe continue d’exister, remarque Françoise Cornil. Certains demandent : comment vont les autres ? »
L’association Terres à vivre a également musclé son dispositif d’écoute, centré sur « un diagnostic clinique et, en fonction des cas, une orientation vers des professionnels du soin ou de l’accompagnement corporel », détaille Elisabeth Perry. Les suivis individuels se poursuivent par mail ou téléphone. Le travail à distance n’est pas qu’une contrainte : « Ne pas être dans un entretien face-à-face rend le regard de l’autre moins dérangeant pour les auteurs : ils se livrent presque plus facilement, avec moins de retenue », remarque la psychologue clinicienne. C’est aussi l’occasion, « pour les éducateurs en milieu ouvert notamment », de découvrir chez les personnes accompagnées des ressources qu’ils ne soupçonnaient pas : « On va apprendre beaucoup de cette période » parie la professionnelle.
Ceci étant, la distance complique la prise en charge. Impossible de travailler sur des traumas par téléphone : « J’ai besoin des signes non-verbaux… Ce sera pour plus tard, pour l’instant on fait un travail de soutien », admet Elisabeth Perry. Nombre d’auteurs disparaissent des radars. « On perd à peu près un tiers des patients », assure Alain Legrand de la Fnacav, également responsable de l’Association de lutte contre les violences, à Paris. Françoise Cornil confirme pour Dijon : certains membres des groupes de paroles sont devenus impossibles à joindre. Les thérapeutes de son équipe « émettent l’hypothèse que c’est compliqué pour eux d’avoir un entretien de type individuel, et que c’est la dimension du groupe qui leur permettait de parler », explique-t-elle. A l’inverse, « d’anciens patients reviennent », témoigne Alain Legrand, évoquant deux d’entre eux qui ont récemment repris contact avec sa structure parisienne.
En plus de cette réorganisation, les structures réunies au sein de la Fnacav fournissent une trentaine d’écoutants au numéro national dédié aux auteurs de violences, lancé le 6 avril par le gouvernement. En deux semaines, « nous avons reçu à peu près 250 appels, dont une cinquantaine d’auteurs de violences ; beaucoup de victimes appellent aussi », relate Alain Legrand, à l’initiative du dispositif. Une orientation vers un hébergement d’urgence est proposée, si besoin, pour éloigner du foyer ; des nuitées d’hôtel ont été débloquées. Il s’agit d’éviter la rue, « sinon on peut arriver à des situations psychiques désespérées qui conduisent à des actes suicidaires ou homicidaires », rappelle le président de la Fnacav. L’auteur est orienté vers la structure d’accompagnement la plus proche de son domicile et, si besoin, vers des établissements spécialisés en addictologie, en psychiatrie… « Enfin, l’Etat reconnaît pleinement la nécessité de s’occuper des auteurs », souligne Alain Legrand.
Les appels de voisins, mais aussi de victimes, sont légion sur le numéro national. Elisabeth Perry juge cette visibilité intéressante : « Nombre de victimes ne se reconnaissent pas comme telles, or appeler le 39 19 c’est déjà se reconnaître comme victime. Cette nouvelle ligne nationale ouvre des pistes », estime-t-elle. En outre, beaucoup de professionnels, en particulier du travail social, appellent. Althéa dédie une après-midi par semaine à l’écoute de la ligne, et Françoise Cordil en témoigne : « Il s’agit de travailleurs sociaux gérant des situations dont la complexité s’est aggravée et qui cherchent comment faire, à qui s’adresser… » De quoi démontrer « ce que nous savions déjà : la plupart des professionnels méconnaissent l’existence de nos associations ».
Pour la sortie du confinement, Alain Legrand défend la conservation de ce numéro national. Face aux critiques accusant le dispositif d’absorber un budget au détriment de celui accordé aux victimes, le président de la Fnacav rétorque que « ce n’est pas le cas, car on réduit le nombre de victimes ». Les associations espèrent que la période permettra « de sérieuses avancées dans l’idée que la violence ne peut diminuer que s’il y a une protection pour les victimes mais aussi un travail auprès des auteurs », résume Françoise Cordil. L’opinion publique reste à convaincre : « Souvent, il y a une confusion entre écouter et excuser. »
Les structures souhaitent que le regard porté sur les auteurs s’affine. Il s’agit d’éviter de « mettre tout le monde dans le même panier », synthétise Alain Legrand. D’un côté, ceux qui, structurés par la violence, sont « dans le registre de la perversité », doivent être directement orientés vers les services juridiques. De l’autre, ceux pour lesquels la violence est davantage « contextuelle » – mais pas moins condamnable – peuvent être accompagnés. « La compréhension de cette différenciation laisse entrevoir des espoirs. Ceux qui sont dans la souffrance, nous pouvons les aider », insiste Alain Legrand. « Il faut beaucoup de nuance », abonde Françoise Cordil. Pour la psychologue clinicienne, l’après-confinement devra également être l’occasion de renforcer les partenariats avec la psychiatrie, la médecine du travail… « Nous manquons de temps et de finances : avoir des conférences-débats plusieurs fois par an serait très utile », suggère-t-elle. Le besoin de « mieux se connaître, se compléter, approfondir nos pratiques » se fait hautement ressentir.
La Fnacav est en lien avec le centre de ressources européen « Engage », composé aussi d’associations italiennes et catalanes accompagnant des auteurs de violences intrafamiliales. Des outils à destination des professionnels de première ligne (services sociaux, protection de l’enfance, santé) ont été élaborés dans le cadre de ce projet, dont un manuel édité fin 2019. Comment repérer des indicateurs de violence ? Comment parler à l’auteur ? Chez les professionnels revient souvent la « peur de mettre en danger la victime, de prendre en retour de la violence ou d’ouvrir une boîte de Pandore, sans savoir comment orienter la personne », raconte Elisabeth Perry, coordinatrice pour la France. Selon elle, il faut « faire entendre le besoin de programmes spécialisés et de formations », pour les conseillers des services pénitentiaires d’insertion et de probation comme pour les éducateurs en milieu ouvert « qui sont parfois les seuls à entrer dans la famille ». La psychologue clinicienne a entamé des formations dans le Grand Est, afin d’outiller les professionnels et de « travailler sur leur propre rapport à la violence ».